EXPLORER L’INSAISISSABLE
L’art et la science ne se satisfont pas des apparences. L’ouverture et la curiosité intellectuelle sont peut-être les principales motivations que partagent artistes et scientifiques, explique Philip Ursprung. Historien de l’art à l’Université de Zurich, ce chercheur étudie les rapports qu’entretiennent ces deux domaines.
L’une des raisons de l’intérêt réciproque que se portent ces deux secteurs réside dans leur parenté: art et science ont en commun de permettre de mieux voir le monde et de mieux en disposer. Les artistes partagent avec les scientifiques l’envie de l’expérimentation: ils posent une question, ils y réfléchissent, documentent les étapes de leur travail, aboutissent à des résultats. Pour chacun d’eux, l’autonomie est essentielle, comme la liberté de pouvoir définir les contours de leur domaine. Ils ont en commun l’impulsion créatrice, le désir de mettre au monde quelque chose qui n’avait jamais existé auparavant. Enfin, ils nourrissent un scepticisme fondamental par rapport à toute forme de certitude, et leur légitimité sociale n’est pas assurée. Depuis l’Ancien Régime, les artistes n’ont plus de commanditaires et les scientifiques doivent sans cesse réaffirmer leur légitimité, notamment dans la recherche fondamentale.
Mais comment un artiste se sent-il lorsqu’il s’occupe de science, de physique dans le cas concret? Christian Gonzenbach aurait aimé être physicien, du moins pendant une année. En 2009, ce plasticien genevois de 35ans a été boursier du programme «artists in labs»1 et a passé un an à la Section de physique de l’Université de Genève. Les physiciens qu’il y a rencontrés travaillent aussi au CERN, l’un des sites de recherche fondamentale les plus modernes et les plus complexes.
Selon ses propres dires, c’est en étudiant freelance que Christian Gonzenbach s’est immergé dans la physique: en suivant des cours, en lisant beaucoup sur le sujet et en discutant de ses lectures avec les scientifiques de la section. Il affirme partager leur passion pour les secrets de l’Univers, leur envie de découvrir ce qui gouverne la nature et «fait tenir» l’Univers.
A la Renaissance, art et science se rejoignaient pour n’être qu’un
Mais un artiste peut-il être aussi physicien? A la Renaissance, cela semblait possible. Dans l’idéal au moins, rappelle Philip Ursprung, art et science se rejoignaient pour n’être qu’un: le peintre ou le sculpteur se devait d’être un scientifique. S’il ne maîtrisait pas les lois de l’optique et n’avait pas étudié l’anatomie du corps humain, il ne pouvait pas produire ce que l’on attendait de lui: une imitation de la nature.
Mais cela fait longtemps que peintres et sculpteurs n’ont plus pour objectif d’imiter la nature. Par ailleurs, les sciences naturelles ont connu d’énormes avancées: le regard de Galilée à travers la longue-vue a marqué le début des sciences naturelles, fondées sur l’observation et l’expérimentation. Ce sont des domaines hyperspécialisés et intellectualisés, dont les découvertes ne se révèlent pas d’emblée.
Observations et expériences
Aujourd’hui, un artiste ne peut pas être en même temps physicien. Pour Christian Gonzenbach, cette expérience s’est d’abord avérée frustrante: qu’est-ce qu’il fabriquait dans ce laboratoire de physique? Etait-il censé faire de la recherche? Des expériences? Divertir les scientifiques? Il était incapable de tout cela. Et la matérialité dont il avait besoin lui manquait. En tant qu’artiste, explique-t-il, il faut pouvoir voir les choses, et en tant que sculpteur, les toucher. Alors que les physiciens se contentent de formules et de modèles mathématiques. Ce qu’il cherchait à saisir, la matière noire ou les protons par exemple, le monde de la physique n’était pas en mesure de le lui donner.
Le plasticien a donc dû revenir à son propre langage, celui de l’art. Puisqu’il ne pouvait pas faire de la vraie physique, et bien il ferait de la physique «absurde». C’est ainsi qu’il a monté ses propres expériences. Par exemple en créant une machine gouvernée par le hasard. Ou en observant ce qui arrivait à des boules lorsqu’on les plaçait sur un disque en rotation. Il a réduit en poudre des objets pour rendre leurs atomes visibles, sans pour autant réussir à les apercevoir.
Les physiciens en étaient bouche bée. Comme l’explique Martin Pohl, chef de la Section de physique de l’Université de Genève, Christian Gonzenbach tentait l’impossible, ce qui était d’emblée voué à l’échec. Sa démarche a fasciné les scientifiques. La physique actuelle étudie des objets incroyablement grands ou petits, des phénomènes baptisés quarks, trous noirs ou big bang. Même si les descriptions mathématiques suffisent à trouver la vérité, les physiciens recourent à des mots et à des métaphores qui leur permettent de saisir l’insaisissable. L’art peut travailler sur les connotations culturelles de ces concepts absurdes.
Les œuvres de Christian Gonzenbach ont une poésie insolite, avec un côté farceur aussi. Par exemple, sa sculpture lumineuse «QUARC, QUantum Art Crystal» qui joue avec l’idée du hasard, «Anti-Gravity», une installation dont les ciseaux, couteaux et autres outils semblent vouloir monter au plafond, ou encore «Minus-Mayo», un tube de mayonnaise vide qui devrait se glisser par sa propre ouverture pour devenir négatif, de l’«antimayonnaise».
Idées et pierres d’achoppement
De son séjour parmi les physiciens, Christian Gonzenbach garde des idées et des contacts qu’il continue d’entretenir. Son activité se nourrit de ce qu’il a appris et apprend encore sur la physique contemporaine. Il travaille actuellement sur une grande exposition où il prévoit de présenter des moutons vivants destinés à l’abattoir, afin de les montrer hors de leur temps propre, dans une sorte d’état intermédiaire, entre la vie et la mort.
Et les physiciens, qu’en ont-ils retiré? A la Section de physique, Christian Gonzenbach était un étranger, presque un extra-terrestre, explique Martin Pohl sur un DVD présentant le programme «artists in labs» et la coopération entre artistes et institutions de recherche. Selon le physicien, le sculpteur a fonctionné comme une pierre d’achoppement. Or, pour avoir des bonnes idées, il faut dévier de sa voie. «Nous aimons les pierres d’achoppement», résume-t-il.
Aimable mort imminente
par Ori Schipper
Les hallucinations permettent aux musiciens, peintres, sculpteurs ou écrivains de s’émanciper des anciens schémas de pensée et de gagner d’autres horizons. Les artistes sont alors souvent sous l’influence de stupéfiants, à l’instar des hippies du flower power ou des surréalistes. Les hallucinations de patients internés en établissement psychiatrique sont fréquemment d’origine pathologique, mais permettent, elles aussi, de conquérir certains univers imaginaires, en tant qu’«art brut».
Pour la science, les hallucinations sont un sujet difficile. Elles ne sont ni mesurables ni définissables objectivement, mais seulement déductibles de témoignages et de récits, comme le rappelle Jelena Martinović, doctorante à l’Institut d’histoire de la médecine et de la santé de l’Université de Lausanne. Dans sa thèse, qui s’inscrit dans le module de recherche «Neurosciences, psychopathologie et arts, XXe -XXIesiècle», cette chercheuse examine comment la psychiatrie intègre les expériences de mort imminente (EMI) ainsi que les représentations et les sentiments qui les accompagnent.
Son travail a pour point de départ les Notizen über den Tod durch Absturz [Notes sur la mort causée par une chute], rédigées par le géologue suisse Albert Heim et publiées en 1892 dans les Annales du Club Alpin Suisse. Albert Heim y raconte ce qu’il a ressenti lorsqu’il est tombé du haut d’une falaise de vingt mètres, tandis qu’il arpentait à ski le Säntis avec un «groupe de bons alpinistes». Arrivés à un passage difficile, ceux-ci s’étaient montrés hésitants et Albert Heim avait pris les devants.
Pendant les «cinq à dix secondes» de sa chute, «les observations objectives, la réflexion et les sensations subjectives coexistèrent simultanément», écrit-il. Les images qui ont déferlé dans sa tête étaient associées à des pensées sublimes et réconciliatrices. Par la suite, Albert Heim a recueilli, puis publié, en même temps que son expérience de mort imminente, le témoignage de trente autres alpinistes qui avaient eux aussi échappé de justesse à la mort. Comme eux, il n’avait absolument pas ressenti d’angoisse oppressante ou paralysante, mais une agréable sensation de flottement et un calme infini.
Quelque septante ans plus tard, aux Etats-Unis, des psychologues et des psychiatres commencent à s’intéresser à ce recueil de récits. Deux d’entre eux, Russell Noyes et Roy Kletti, traduisent en anglais les Notizen über den Tod durch Absturz, posant ainsi un jalon des neardeath studies qui se font jour à l’époque en Amérique du Nord.¨
Mécanisme de protection. Russell Noyes et Roy Kletti se mettent à leur tour en quête de personnes qui ont failli mourir. Ils se tournent, sans succès, vers les clubs américains d’alpinisme, mettent des annonces dans les journaux et interrogent des victimes d’accident de voiture, qu’ils finissent par trouver en nombre suffisant pour élaborer une hypothèse générale: l’EMI s’apparente à un syndrome passager de dépersonnalisation. Lorsque l’on est en danger de mort, on se scinde en un Moi en état d’alerte et en un Moi en état d’observation, rendu étranger à son propre corps, ce qui correspondrait à un mécanisme de protection de la psyché humaine.
Jelena Martinovićć s’est rendue dans l’Iowa pour rencontrer ces deux scientifiques, aujourd’hui à la retraite. Elle a fouillé leurs archives et, lors d’entretiens, «ramené à la surface des souvenirs, mais aussi comblé des trous de mémoire», qu’elle utilise pour reconstruire la façon dont cette nouvelle branche scientifique a émergé. A ses yeux, certains déplacements de sens dans la traduction de Russell Noyes et Roy Kletti sont révélateurs. Le fait qu’ils aient par exemple traduit Notizen über den Tod durch Absturz par The Experience of Dying from Falls indique que, pour eux, c’était moins l’observation que l’expérience de la mort qui primait.
Selon la chercheuse, deux influences ont probablement contribué à ce changement des priorités. D’un côté, la prévention contre le suicide était très développée dans l’Amérique des années 1960 et les médecins s’intéressaient à ce que ressentaient les personnes qui avaient tenté de se suicider. (Les récits euphoriques de ceux qui avaient survécu à leur chute du haut du Golden Gate Bridge et disaient avoir éprouvé des sensations de bonheur n’étaient toutefois pas vraiment de nature à dissuader les suicidaires.) D’un autre côté, les psychiatres nord-américains essayaient à la même époque de modifier le regard des patients cancéreux sur la mort et de les délivrer de leur angoisse en leur administrant des substances comme le LSD.
Les publications de Russell Noyes et Roy Kletti ont aussi suscité un vif intérêt chez les parapsychologues, même si ces derniers cherchaient surtout à savoir de quoi était fait l’au-delà. Mais en honnêtes scientifiques, Russell Noyes et Roy Kletti se sont contentés d’évoquer l’existence d’un mécanisme psychologique qu’ils avaient déduit de leurs enquêtes systématiques. Ils n’ont pas pu fournir une vision de la vie après la mort, sujet qu’ils ont préféré laisser aux auteurs de best-sellers. «Nous avons raté une grosse opportunité financière», a confié Russell Noyes à Jelena Martinović.
Même si la science des EMI n’est pas en mesure d’annoncer la bonne nouvelle d’une vie après la mort, son message n’en demeure pas moins consolateur: malgré la peur épouvantable qu’elle nous inspire, la mort se débarrasse de son horreur au moment où elle semble inéluctable, et nombreux sont ceux qui l’ont même trouvée belle.
* Les deux articles de cette page ont paru dans Horizons n°88 de mars 2011, magazine du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS).
1 Le programme «artists in labs» est soutenu par la Haute Ecole d’art de Zurich et l’Office fédéral de la culture. Il encourage les coopérations entre l’art et la science depuis 2004. Jusqu’ici, 24 artistes ont passé chacun neuf mois dans une institution de recherche en Suisse. Le plasticien genevois Christian Gonzenbach était boursier du programme en 2009.