Livres

L’HOMOSEXUALITÉ MISE À L’INDEX

LITTÉRATURE-JEUNESSE – Homosexualité, homoparentalité, homophobie… ces thèmes sociétaux investissent depuis quelques années les livres pour enfants. Si bibliothécaires et enseignants saluent l’ouverture, les milieux conservateurs s’évertuent à pousser les éditeurs à la censure.

Le 2 février dernier est sorti en librairie Philomène m’aime, un livre pour enfants dès 6 ans, au texte amusant et plein d’esprit, sur l’histoire d’une petite fille dont tous les garçons sont amoureux mais qui préfère offrir son coeur à son amie Lili.
Ces dernières années, les éditeurs jeunesse n’ont pas hésité à publier régulièrement des livres pour enfants abordant les thèmes de l’homosexualité, de l’homoparentalité ou de l’homophobie, assumant fermement de faire de ces questions des sujets de société importants, indispensables à l’éducation et à l’apprentissage du «vivre ensemble».

Ainsi a t-on vu s’installer dans les rayons des librairies, des bibliothèques municipales et des écoles, des ouvrages adaptés à toutes les catégories d’âge, parmi lesquels Jean a deux mamans pour les plus petits, dès 3 ans, Jérôme par coeur ou La princesse qui n’aimait pas les princes, dès 6 ans, ou encore Tout contre Léo, un roman de l’écrivain et réalisateur Christophe Honoré, pour les pré-ados.

Une évolution dont on pourrait se féliciter s’il n’y avait pas pour ombre au tableau les difficultés rencontrées par les éditeurs lorsqu’ils choisissent de publier ces livres. En effet, à l’instar du Baiser de la lune – le dessin animé sur l’amour naissant entre deux jeunes poissons destiné à sensibiliser les classes de CM1/CM2 (5e et 6e primaires, ndlr) sur l’homophobie, qui avait soulevé l’an dernier une polémique dans les médias et jusque chez les politiciens français – ces livres jeunesse font presque systématiquement l’objet de réactions virulentes et de menaces.

«Chaque fois que je sors un bouquin qui traite de ce sujet, je me retrouve confronté à l’agressivité insupportable de vieux réactionnaires, s’insurge Thierry Magnier, éditeur pour trois maisons d’édition jeunesse (Actes Sud Junior, Le Rouergue, Les éditions Thierry Magnier). J’ai commencé à aborder ce thème en 1998 en éditant Je ne suis pas une fille à papa de Christophe Honoré, l’histoire d’une petite fille adoptée par un couple de femmes. Cette histoire n’aborde évidemment aucun détail relatif à la sexualité de ces deux mamans, pourtant il a immédiatement été mal perçu et attaqué. Bien sûr, d’un autre côté, d’autres personnes nous ont encouragés, ont dit qu’il fallait en parler, que c’était important. Et j’ai continué à le faire, considérant que ce sujet a sa place, tout simplement. Pourtant, avec le temps, cela me semble de plus en plus difficile. Ces livres font de plus en plus polémique, ça devient vraiment problématique. On reçoit de plus en plus de courriers idiots et insultants, de coups de fil de gens complètement allumés, à chaque fois que l’on aborde le sujet, même lorsque le sujet n’est qu’au second plan dans l’histoire. J’ai parfois le sentiment que l’on revient totalement en arrière sur ces questions-là, notamment depuis ces quelques années de politique sécuritaire et ultraconservatrice. Il y a une sorte de puritanisme naissant.»

En 2007, les éditions Actes Sud Junior ont publié Foot, foot, foot, l’histoire d’un jeune garçon passionné de football, qui vit avec sa mère et la compagne de celle-ci et qui fait la connaissance d’un autre couple homo. Il n’en fallait pas plus pour déclencher la polémique. Voici par exemple un extrait d’une lettre d’une grand-mère, assez représentative des nombreux courriers reçus par la maison d’édition: «Ayant choisi un titre attractif pour un garçon de 8 ans, l’auteur s’égare dans des considérations d’ordre sexuel, pour le moins prématurées dans le cerveau d’un enfant de 8 ans (…) peut-être aurait-il fallu mettre ce livre dans un rayon spécialisé (…) On se demande si l’auteur a jugé nécessaire d’être ordurier et vulgaire pour appâter la jeunesse», écrit-elle, et de menacer: «Je fais parvenir une copie de cette lettre à la Commission chargée de faire respecter la loi (française, ndlr) de 1949, qui régit les oeuvres destinées à la jeunesse».

«Nous faisons évidemment mention de la loi 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, explique Thierry Magnier, qui a édité ce livre, et nous envoyons systématiquement un exemplaire de tous les ouvrages que nous publions à cette commission consultative, qui n’a cependant pas le pouvoir de nous censurer. Mais la censure est bien plus insidieuse que ça. Des bibliothécaires, des profs nous assurent qu’ils aiment ce que l’on fait, mais ils en ont marre que des parents d’élèves ou des associations viennent se plaindre et demandent à ce que l’on retire tel ou tel ouvrage. Ils finissent par arrêter d’en commander. C’est cette pression qui crée une censure. Nous-mêmes, éditeurs et auteurs, on en finirait presque par s’autocensurer…»

On se souvient également de la polémique survenue en 2005 autour du livre Jean a deux mamans: après la publication d’un article du Figaro au sujet de ce livre – plus d’un an après sa parution –, la maison d’édition L’Ecole des Loisirs avait reçu plus de 4000 lettres et courriels de boycott et d’insultes. Celle-ci nous a fait parvenir quelques-uns de ces courriers, voici ce que l’on peut y lire: «Vous êtes les instigateurs de l’ignominie qui consiste à inculquer la pédérastie aux jeunes enfants», écrivait un abonné. «Vous n’êtes pas sans savoir que le fait de prôner l’homosexualité à des petits enfants, par le biais d’un livre, est la façon la plus probable de les faire devenir homosexuels eux-mêmes. Il est intolérable et pernicieux de vouloir à tout prix faire passer dans les moeurs une pratique aussi dégradante (…). Vous portez atteinte à l’éducation que des parents normaux veulent donner à leurs enfants», écrivait un autre. «A quand la suite de la série: Papa s’envoie les enfants et maman le chien?» ironisait fièrement un troisième, etc. La maison d’édition avait également reçu pendant cette période des dizaines de bulletins d’abonnement renvoyés barrés, accompagnés d’insultes.

A l’époque, plusieurs associations, telles que l’Association départementale de la médaille de la famille française, s’étaient alors également emparées de l’affaire et avaient exercé leurs pressions pour faire retirer ce livre. Dans un communiqué de presse, l’Association familiale catholique de Nantes écrivait par exemple: «Pitié pour les parents qui ont le souci constant de l’éducation de leurs enfants (…). Vous vous devez, en pédagogues, de respecter l’innocence des enfants et de promouvoir dans vos ouvrages ce qui valorise le beau, le bien et le vrai! (…) Comme bien d’autres, nous avons décidé de ne plus soutenir votre maison d’édition tant que ce livre ne sera pas retiré du marché».

Dans un même temps, l’association catholique Femina Europa appelait à son tour dans un communiqué «au boycott de l’éditeur L’Ecole des Loisirs, sur tout le territoire national (bibliothèques municipales, écoles primaires et maternelles, crèches)» tant que «ce livre qui fait frémir» ne serait pas retiré. Elle accusait le livre de «diffuser des mensonges auprès de très jeunes enfants innocents et sans défense: Jean ne peut pas avoir deux mamans, Jean vit avec deux femmes à la maison mais une seule est sa mère. On lui ment». Elle accusait enfin la maison d’édition de se soumettre aux revendications de «groupuscules marginaux et extrémistes». La très réactionnaire pédiatre Edwige Antier avait ajouté sa petite touche personnelle à la polémique, assurant de façon tout à fait scientifique que «lire ou raconter ce genre d’histoire bouleverse tout et peut nuire à la construction psychique de l’enfant (…) L’homoparentalité est un fait marginal véhiculant des anti-valeurs».

Une somme d’ignorance, de violence et d’amalgames purement homophobes. Malgré les proportions que cette affaire avait prises, la maison d’édition n’a jamais eu à retirer son livre. L’Ecole des Loisirs a reçu le soutien de l’Association des bibliothécaires français, qui s’est engagée à ne pas retirer cette publication des rayons, ainsi que de bien d’autres associations. Ce livre est aujourd’hui, cinq ans plus tard, toujours disponible. Mais l’on peut comprendre, que face à une telle violence et de telles pressions, les professionnels soient plus réticents à publier un ouvrage traitant d’homosexualité, d’homoparentalité ou d’homophobie.

Pourtant pour Jean-Christophe Mazurie, l’auteur de Philomène m’aime, chez P’tit Glénat, «c’est justement parce qu’il y a encore dans notre société ce genre de réactions que nous devons continuer à traiter ce sujet dans la littérature jeunesse. C’est un sujet de société très important, il faut parler du respect de l’autre, et combattre ces réactions homophobes, de la même façon que le racisme, par ce biais-là. J’ai d’ailleurs le sentiment de ne pas avoir choisi ce thème, il est venu à moi de façon évidente et il m’a semblé juste important de le traiter. Ce livre est en quelque sorte ma réponse à toutes les bêtises et réflexions navrantes que j’ai eu l’occasion d’entendre ces dernières années. Ce qui m’intéressait, c’était d’écrire l’histoire d’une petite fille amoureuse d’une autre petite fille, de la façon la plus simple et la plus évidente, sans faire de la psychologie de bas étage. Il est important de ne pas prendre l’enfant pour un idiot. Et puis, j’ai des neveux et, en écrivant ce livre, j’ai forcement pensé à eux. J’espère tout simplement que dans quelques années, quand ils auront à vivre leurs propres expériences, tout cela soit une évidence, que la question de leur orientation sexuelle ne soit pas un problème et ne nécessite pas de débat».

«Pour moi il est important de parler de tout, il est important de parler, tout court. De ne pas ignorer ce qui entoure les gamins. Aucun sujet ne doit être censuré, conclut à son tour Thierry Magnier. L’enfant est capable de juger si ça l’intéresse, si ça l’intrigue, s’il a envie d’en parler. C’est aussi ça, la littérature, ça permet d’être attentif à d’autres façons de voir, d’autres façons de vivre. Quelle société aseptisée voulons-nous créer? Il faut revendiquer le droit à la différence et l’apprendre aux enfants. Leur apprendre qu’ils doivent s’aimer comme ils sont. Moi, j’ai envie de leur en parler en tout cas, c’est dans ma politique éditoriale. C’est cela mon métier! Qu’on nous laisse donc tranquillement faire notre métier!». I

* Cet article a été publié le 7 février sur «Yagg», média en ligne LGBT. Créé en novembre 2008 par quatre journalistes du magazine gay et lesbien Têtu, «Yagg» se présente comme le premier site communautaire mêlant actualité et réseau social. Une plate-forme de blogs et des vidéos viennent compléter le site d’information. www.yagg.com

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