Contrechamp

NOËL, LES PARENTS SORTENT DU BOIS

RELIGIONS – Les gens ne vont plus à l’Eglise tous les dimanches, mais les familles continuent à transmettre un bagage religieux aux enfants. Surtout à Noël. Car, si certains aimeraient bien laisser la question dans le flou, les petits leur interdisent de rester neutres, observent les chercheurs de l’UNIL.

Parents, vous n’y couperez pas: Noël pointe à l’horizon et avec lui les questions des enfants autour de l’arbre et de la crèche: «Maman, c’est qui le Petit Jésus? Pourquoi il est dans une crèche? C’est quoi cette histoire de rois mages? Et les bergers, et l’âne gris, et Marie, et Joseph… Et pourquoi il était méchant, le roi Hérode?»
Que répondront les parents, à une époque où la transmission du traditionnel bagage religieux est de plus en plus problématique, de plus en plus floue, et quelquefois, dans les familles multiculturelles, de plus en plus compliquée? Le sociologue des religions Roland J. Campiche, professeur honoraire à l’Université de Lausanne et grand observateur sur la durée du phénomène, vient de publier la boussole qui répond à cette question. Elle s’intitule La religion visible. Pratiques et croyances en Suisse1, et elle nous permet de lire la cartographie de la transmission du religieux aujourd’hui.

Pour le professeur honoraire de l’UNIL, Noël reste, sur le plan de sa popularité, «l’une des dernières interpellations très visibles du christianisme. Parce qu’il a une assise sociétale. C’est donc un moment charnière de la transmission du religieux.» Ainsi donc, les parents, qu’ils le veuillent ou non, doivent avoir une ligne de réponse.

Heureusement, Noël leur facilite les choses: il y a d’abord la mise en scène de la crèche, et un récit, des personnages, un enfant, une famille, des animaux… Bref, l’histoire de la Nativité véhicule une atmosphère émotionnelle, affective, qui n’est pas problématique. «Noël, c’est une story, en quelque sorte, sourit Roland Campiche. Mais c’est plutôt un petit récit qu’un grand. C’est aussi le moment où, sans doute, les parents répètent à l’identique ce qu’ils ont eux-mêmes vécu, et avant eux leurs parents, leurs grands-parents.»

Prenez maintenant Pâques, et plus encore l’Ascension et Pentecôte… Là, c’est une autre chanson: «Avec le logiciel religieux qui est à disposition des parents d’aujourd’hui, ces fêtes chrétiennes sont d’un degré de complication tout autre. Elles sont donc plutôt pour les initiés…»

Le logiciel religieux? Roland Campiche use de cette métaphore pour parler du formidable bouleversement que connaît aujourd’hui la transmission du religieux dans nos contrées, celle qu’il a étudiée de décennie en décennie à travers son travail de sociologue. «Aujourd’hui, la religion est focalisée sur deux pôles. Il y a d’abord un pôle institutionnel: chez nous, les Eglises chrétiennes. En très nette perte de vitesse.» C’est en ce sens que le spécialiste parle de ce phénomène constaté pour la première fois dans les années 1960: la désinstitutionnalisation de la religion.

Parallèlement à ce désintérêt pour les Eglises, à ce désinvestissement, il constate l’émergence d’un second phénomène, inversement proportionnel: il l’appelle «le pôle universel de la religion». Pour résumer les choses: aujourd’hui, la majorité de la population évoque, à propos de ses convictions religieuses, un ensemble un peu flou où domine la référence à une transcendance anonyme. Quelque chose existe là-haut, on ne sait pas trop bien quoi, qui aurait joué un rôle dans la création de l’univers…

Roland Campiche repère ensuite cette revendication forte: le religieux, en tant que tel, est une affaire privée. Point barre. «Par rapport aux années 1960, où la religion n’était pas en odeur de sainteté, considérer la religion comme une affaire privée, c’est une manière, au fond, de pouvoir se dire religieux en disant que ça n’a rien à voir avec la vie publique, la vie quotidienne. C’est son truc à soi, déconnecté de la vie sociale.»

Corollaire de cette représentation du religieux, la majorité de la population partage aujourd’hui l’idée que toutes les religions se valent. Qu’il convient donc d’être tolérant. Ce relativisme est un trait dominant de l’ensemble qu’on évoquait tout à l’heure.

Enfin, divine surprise, on constate dans ce magma la montée en force… de la prière. «C’est la seule pratique religieuse qui ait progressé», s’exclame Roland Campiche. Cette pratique nous ramène à la famille: car c’est bien elle, aujourd’hui, qui compte le plus dans la transmission du bagage religieux des enfants. Roland Campiche avance même qu’elle est «devenue le canal principal par lequel se construit éventuellement une socialisation religieuse».

Cette transmission est, en particulier, menée par les mères: «Toutes les enquêtes convergent pour dire que les femmes sont plus religieuses que les hommes, elles prient plus, vont davantage à la messe, au culte.» Bref, «la femme demeure celle qui, au sein du binôme parental, se sent la première responsable de l’éducation religieuse des enfants».

Mais, précise immédiatement le sociologue: «Il s’agit d’un rôle appris dans le cadre de la construction de l’identité féminine et non d’une affaire de nature, comme on le prétend parfois.» Ses enquêtes l’amènent tout de même, sur ces dernières années, à moduler le propos: en dix ans, en effet, soit entre 1989 et 1999, le nombre de pères qui prient avec leurs enfants a plutôt augmenté: «Réjouissant, non?» lance avec des yeux pétillants le professeur de l’UNIL.

Le logiciel religieux s’entretient donc d’abord en famille. Il se réveille aussi à l’occasion – tel un capital dormant tiré de son sommeil – lors d’une expérience ou d’une épreuve personnelle. Pour Roland Campiche, c’est un signe des temps: «Le message doit être mis à l’épreuve au fil des circonstances de la vie. On retrouve là une démarche bien contemporaine consistant à retenir une croyance ou une orientation religieuse pour autant qu’elle se révèle utile et performante.»

Bref, on fait preuve de pragmatisme. Et Roland Campiche d’adresser une pointe aux Eglises: «C’est ce qu’elles n’ont pas toujours bien compris. Au fond, les gens ne rejettent pas la croyance a priori. Mais, pour qu’ils la trouvent valable, ils doivent en éprouver la solidité, l’utilité.» Par exemple lors d’une épreuve personnelle.

«En fonction de leur biographie, les gens ont des positions qui fluctuent, explique Roland Campiche. Par exemple, quand les couples se mettent en ménage et attendent un enfant, il y en a tout à coup qui reviennent au logiciel religieux. Y compris d’ailleurs chez les pères, que l’arrivée d’un premier enfant touche plus qu’on ne le croit: c’est quelque chose d’émotionnellement très fort, cette force de la vie, ça provoque des interrogations: on vient d’où, on va où?»

Les Anglo-Saxons appellent ces parents qui initient ainsi un mouvement de retour vers la quête religieuse des returnees, les catholiques français des «recommençants». C’est que l’arrivée d’un enfant puis son éducation confrontent les parents à d’innombrables interrogations sur le sens de l’existence. Mais aussi les confrontent aux questions que les enfants posent, avec toute leur fraîcheur, toute leur spontanéité. Du coup les parents, parfois embêtés, cherchent des réponses… et se remettent à faire fonctionner le fameux logiciel religieux.

C’est ce qu’a bien compris un pasteur de l’Eglise évangélique réformée du canton de Vaud, Daniel Alexander, qui vient de lancer avec Ninon Guignard, psychopédagogue à Genève, un forum (tenu dans un café lausannois) pour les parents qui redécouvrent le besoin de se confronter à la transmission religieuse. Intitulé «Comment la foi vient aux parents», le forum est né du même constat: les parents, la famille, plus encore aujourd’hui qu’hier, restent les vecteurs de transmission du religieux, de la croyance.

Mais, à l’heure des familles recomposées, multiculturelles, mixtes religieusement, comment ne pas être assailli de doutes, de questions, de prudence, de retenue? Cet espace de tension, Daniel Alexander compte le travailler. Afin, par exemple, qu’une famille recomposée ne rime pas nécessairement avec foi décomposée.

Cette prudence et cette neutralité «pour assurer la paix des foyers», la professeure à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’UNIL Claire Clivaz la voit, elle aussi, à l’oeuvre dans les familles: «Les parents aimeraient laisser dans le flou la question du religieux. Cela crée des complications. On préférerait souvent ne pas avoir à se déterminer.»

Le problème, c’est que, pendant ce temps, la société n’attend pas. Elle ne prend pas le chemin de la sécularisation, mais plutôt celui du multiculturalisme. Avec certains enfants qui ont une identité plus claire. «Face à ces identités plus marquées, les parents d’horizons chrétiens vont-ils avoir envie de revisiter leur héritage chrétien et de le revendiquer? Peut-être», espère Claire Clivaz.

Mais combien préféreront ne pas s’en mêler et tenteront de rester neutres. La théologienne sourit: «Les enfants étant par nature curieux, ils ne se satisferont pas de cette neutralité. Ce sont les enfants qui obligent les parents à se déterminer, à répondre. Par exemple quand, dans leur classe, ils ont des camarades qui portent le voile ou qui observent ramadan à la cantine. Le voile, justement, c’est une discussion que j’ai eu à mener avec ma fille. Elle a des questions. A l’école, la maîtresse a son propre discours. Elle attend de moi que j’en aie un aussi!» Et la théologienne de conclure en riant: «Les enfants sont des agents provocateurs, ils obligent les parents à sortir du bois et à se positionner!»

Les familles ne sont pas les seules à vouloir fuir dans la neutralité. Claire Clivaz diagnostique aussi cette tendance dans les écoles et chez bien des politiques: «Actuellement, la croyance est laissée dans un no man’s land non verbalisé. L’école évite le plus possible d’en parler. Cela reste dans la zone grise. Car il est devenu difficile de se positionner sur ces questions. Alors souvent, on préfère la fuite.»

Le constat posé, Claire Clivaz donne sans ambiguïté sa conclusion, dans un débat qu’elle sait animé et vif: «La sphère politique et scolaire va devoir se réinterroger sur la manière dont elle compte transmettre les connaissances des religions. En ce sens, il y a urgence et nécessité de former les enseignants, point un. Et, point deux, il conviendrait, dans le cadre scolaire, d’inviter ponctuellement les représentants des communautés religieuses reconnues par la Constitution vaudoise à témoigner de ce qu’ils vivent. C’est à eux d’assumer une position de foi. Pas aux enseignants.» C’est ce que la théologienne appelle une clarification des discours: on doit savoir qui parle, de quel lieu, et à qui.

Dans cette perspective, la théologienne mais aussi la citoyenne vaudoise Claire Clivaz suit avec une attention redoublée les allers, détours et retours de la motion du député socialiste Claude Schwab, déposée auprès du Grand Conseil vaudois «pour une révision de l’article 53 de la loi scolaire concernant l’histoire biblique». Une motion visant à remplacer l’enseignement de «l’histoire biblique» par un enseignement interreligieux équilibré, ouvert et obligatoire. Une motion acceptée par le Grand Conseil et qui promet de beaux débats…

A ce stade, retour à la case départ: oui, la cellule familiale est bien le creuset qui transmet aujourd’hui, de manière privilégiée, le logiciel culturel religieux, quelles qu’en soient la profondeur et la spécificité. Et cela selon trois modes, pour suivre la classification de Roland Campiche.

Un premier mode, mené essentiellement au sein de la catégorie des chrétiens exclusifs, visera à la «reproduction de la lignée croyante afin d’assurer la continuité de la foi». A juger par le nombre des croyants exclusifs, il est plutôt minoritaire. Le deuxième mode, «fonctionnel», fait dans le pragmatisme et l’accommodation. On ne sort le logiciel religieux qu’au gré des nécessités de sa trajectoire existentielle. Le logiciel aide? C’est tout bon. Il n’aide pas? On l’adapte ou on passe à autre chose. Ce mode est majoritaire en ces temps d’utilitarisme, y compris pour la chose religieuse.

Le troisième mode enfin, «socratique», prône une appropriation du logiciel par un enfant que l’on invite à découvrir «ce qu’il a en lui». Un mode qui, selon Roland Campiche, «implique un style éducatif où la négociation prime sur l’imposition». Un mode où les parents sont très actifs et très aguerris dans l’accouchement dialectique. Une minorité, sans doute… Alors les parents, prêts pour Noël? I

* Article paru dans le magazine Allez savoir! n° 49, novembre 2010, de l’Université de Lausanne, sous le titre «Comment les parents transmettent une religion aux enfants du XXIe siècle».

1 La religion visible. Pratiques et croyances en Suisse, par Roland J. Campiche, PPUR, coll. Le savoir suisse, 2010, 144 p.

Opinions Contrechamp Michel Danthe

Connexion