Contrechamp

SORTIR DE LA GUERRE DES TRANSPORTS

MOBILITÉ – Fruit d’une évolution savamment orchestrée, la généralisation de la voiture au détriment des transports publics a atteint ses limites et demande à être repensée. Il s’agit d’organiser un système cohérent garantissant une mobilité optimale au meilleur coût global.

Nomades durant des centaines de milliers d’années, les humains n’avaient pas d’autre choix que d’être mobiles. Plus tard, la sédentarisation n’a pas empêché un intense échange des hommes et des biens, dont d’abondantes traces archéologiques portent témoignage. L’empire romain nous a laissé ses impressionnantes infrastructures, et, plus tard, on a valorisé les cours d’eau, aménagé ports et canaux. C’est encore la mobilité qui a porté la révolution industrielle dans tous les coins du territoire, à travers un réseau ferré de plus en plus dense au fil du XIXe siècle.
La mobilité a cependant radicalement changé de nature et d’impact avec l’invention, puis la généralisation, en deux vagues (années 1930 puis années 1950-1970), de l’automobile, devenue en peu de décennies le bien de consommation de tout un chacun, au même titre que le téléphone, la machine à laver, la cuisinière électrique et le frigo… Sauf que si ces outils domestiques ne changent pas la face de la Terre, l’automobile, à un rythme croissant, y est parvenue. Tel un immense bulldozer, la voiture se fraie un chemin à travers villes et campagnes et en modifie radicalement la structure. Avant même qu’on parle des coûts énergétiques de l’automobilisation, l’atteinte visuelle est phénoménale. Il suffit de regarder des photos du début du XXe siècle: les villes appartenaient aux piétons, les campagnes étaient modelées par la succession des activités humaines. Aujourd’hui, nos agglomérations sont envahies de voitures à l’arrêt ou en déplacement – ce qui souvent revient au même –, les zones rurales zébrées d’infrastructures routières.

Durant des décennies, on a estimé normal d’adapter la ville à la voiture. C’est le projet d’autoroutes urbaines le long de la Seine en 1969 qui a mis en question la réponse linéaire à la demande. Une telle réponse serait sans fin et rendrait nos villes définitivement invivables. La controverse se poursuit depuis, car il n’y a pas consensus sur le fait que l’addition des comportements individuels ne donne pas une cohérence collective et que toute demande n’est pas légitime.

La généralisation de la voiture a été une des campagnes publicitaires les mieux organisées de l’histoire industrielle. Dès les années 1930, Michelin lançait ses cartes routières, formidable outil marketing pour pousser l’envie de prendre le volant. A la même époque, aux Etats-Unis, General Motors rachetait systématiquement les réseaux de chemins de fer de banlieue… pour les fermer!

Les fabricants produisent des véhicules bon marché pour la satisfaire la demande populaire: Ford T puis A, Volkswagen (VW), entre autres. Le mythe de sa petite auto qu’on charge et «en avant Simone» s’est fortement ancré dans la conscience populaire, depuis les congés payés du Front Populaire et la Nationale 7 menant droit aux plages du Midi. Loin de la cohue et de la promiscuité du train… le rêve de la liberté et du chacun pour soi.

Les coûts ont été savamment occultés. Car, en termes de consommation d’espace, de risques d’accidents, de bilan énergétique, le rail est jusqu’à dix fois plus performant que la voiture. Les surfaces utilisées pour le rail ne représentent même pas 15% de la surface dévolue à la route et restent largement sous-utilisées. En Europe, l’automobile est responsable de 25% des gaz à effet de serre (aviation: 3%).

Concernant les impacts sur la santé, selon une étude publiée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) fin 2007, les accidents de la route sont mondialement la première cause de mortalité chez les jeunes de 15 à 19 ans et les enfants de 10 à 14, et la 2e pour les jeunes adultes de 20 à 24 ans. On relève plusieurs dizaines de milliers de blessés par jour, dont de nombreuses lésions invalidantes.

Diverses études ont tenté de chiffrer les impacts économiques des accidents de la route. Pour l’année 1997, on parle de 6,1 milliards de francs pour la Suisse et de 8,5 milliards d’euros pour la Belgique. Un tiers de ces coûts constituent des manques à gagner (coûts indirects). En Suisse, l’impact des accidents, augmentés des coûts de la pollution, représente 500 000 francs pour le rail, et pour la route… quelque 15 milliards de francs par an, soit une fois et demie le coût de toute l’exploitation ferroviaire dans le pays!

De manière générale, la non-prise en compte des coûts externes (bruit, pollution, dégradation des sites et quartiers) a entretenu une coupure quasi schizophrénique entre un calcul coût-bénéfice fait au niveau individuel et le même comparatif fait au niveau collectif.

La séparation croissante des fonctions sur le territoire – habitat, travail, loisirs – a fait qu’en cinquante ans, la distance quotidienne à parcourir par habitant a été multipliée par dix (5 km dans les années 1950, contre 45 km actuellement). En termes économiques, les ménages dépensent aujourd’hui davantage pour se déplacer que pour se nourrir; 85% de ces coûts sont attribuables à l’automobile. On a vraiment rendu les gens dépendants de la voiture. On a aussi démobilisé fortement, durant toute la période de l’après-guerre, les transports publics.

Le développement urbain et la mutation des campagnes au XIXe siècle auraient été impensables sans la création d’un vaste réseau ferré permettant l’accessibilité de tout le territoire. Le premier tramway à l’électricité a été développé par Siemens en 1879. Les réseaux de transports publics, en l’occurrence de trams, faisaient partie des équipements de base, comme l’assainissement, la fourniture de gaz, d’eau potable puis d’électricité. Avant la généralisation de la voiture, toute ville qui se respectait, sur tous les continents, avait son réseau de trams.

Dans les zones rurales, la desserte a été drastiquement réduite dans de nombreux pays. Ainsi en France, le réseau ferré à voie normale comportait 45 000 km à son maximum. Il en subsiste 30 000 km aujourd’hui, dont seulement quelque 20 000 km ouverts au trafic voyageur. Quant aux lignes à voie métrique, elles atteignirent 25 000 km, dont il ne reste même pas un millier. En tout, deux tiers des dessertes ont été physiquement supprimées, abandonnant ouvrages d’art et gares souvent après seulement quelques décennies d’exploitation. La politique fatale de réponse à la demande menace encore aujourd’hui, malgré les débats sur le climat ou le «Grenelle de l’environnement», toute ligne insuffisamment fréquentée.1

En Suisse, l’offre des transports publics est heureusement relativement dense. Néanmoins, spécialement en Suisse romande, elle ne suffit pas pour être vraiment à la hauteur. Bâle, Berne ou Zurich ont eu la sagesse de maintenir leur réseau de trams, et alors qu’à Genève2 se forgeait péniblement un consensus autour du rétablissement de quelques lignes, Zurich mettait au point sa visionnaire S-Bahn, condition de la viabilité de la plus grande agglomération du pays.

Si un bon réseau de transports publics est bien l’axe structurant d’une mobilité durable, des éléments essentiels sont aussi la sécurisation de la mobilité douce, ainsi qu’un usage plus intelligent de la voiture:
– Optimiser l’usage de la voiture (covoiturage, etc.);

– Réduire les besoins énergétiques et les émissions (évolution des normes);

– Promouvoir d’autres types de carburants, compte tenu du bilan écologique global.
Il ne s’agit donc pas de «tout ou rien» mais d’organiser les choses autrement, de les penser autrement. La réduction à la source des obligations de déplacement en améliorant la mixité sur le territoire, l’aménagement des P+R en suffisance en sorte d’inciter au transfert modal sont d’autres volets indispensables. C’est un système cohérent qu’il faut mettre sur pied, dont l’ensemble doit garantir une mobilité optimale au meilleur coût global, y compris énergétique et en termes d’utilisation du sol, et non se battre selon des préférences sentimentales pour tel ou tel mode particulier de transport. La guerre des transports n’a aucun sens et nous conduit droit à l’impasse.

Il est temps de passer d’une logique en termes de moyens à une logique en termes d’objectifs. Selon les situations, les horaires, les sites, elle sera à assurer par les deux-roues, la voiture individuelle, le taxi, le proxy-bus, le bus, le car postal, le tram ou le train. Chacun de ces moyens a ses caractéristiques et offre le meilleur en fonction d’une situation donnée. Aujourd’hui, l’usager est pris en tenaille entre une automobilité parvenue aux limites du possible, et une alternative qui n’est pas encore satisfaisante; plus vite on sortira de l’entre-deux actuel, mieux ce sera. I

* Président du Parti socialiste genevois, conseiller administratif de la Ville d’Onex.

1 Le Grenelle de l’environnement (octobre 2007) a par ailleurs adopté un moratoire pour les nouveaux projets autoroutiers. Or actuellement 879 km d’autoroutes supplémentaires sont inscrits au Schéma national français des infrastructures de transport!

2 Genève comportait un réseau de trams de 125 km à son apogée, avec une demi-douzaine de lignes desservant la zone frontalière, atteignant Douvaine, Etrembières, Collonges, Saint-Julien ou Ferney-Gex. En 1969, il ne restait plus qu’une seule ligne de 8 km.

Opinions Contrechamp René Longet

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