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«LES PASSEURS? DES TOUR-OPÉRATEURS…»

MIGRATIONS – Pour inaugurer sa mutation au format blog en septembre dernier, le journal «Voix d’Exils», porte-voix des migrant-e-s en Suisse romande, s’est distingué en publiant un dossier spécial «migration illégale», qui s’ouvre sur l’interview exclusive d’un passeur, patron d’un puissant réseau.

Abu Rawand (nom d’emprunt) est un passeur kurde d’origine irakienne qui réside en Turquie depuis plusieurs années. Il a accepté d’accorder à Voix d’Exils un témoignage en exclusivité et, selon ses dires, il s’agit de sa première et dernière interview, prudence oblige! Ce père de famille d’une cinquantaine d’années est très connu dans le milieu des passeurs, car il occupe une fonction importante dans son réseau, et grâce à lui des milliers de personnes se sont exilées en Europe. Le «Cavaliere», comme l’appellent ses amis, maîtrise plusieurs langues et dispose de très bonnes connaissances en géographie et en droit, notamment des codes pénaux de plusieurs pays européens. Ce leader de passeurs a débuté ses activités dans les années 1990. Il est cultivé, très calme et prudent, ce qui lui a permis de ne jamais être arrêté pour ses activités.

Voix d’Exils: Combien coûte un «voyage» par personne?

Abu Rawand: Le prix du voyage dépend du moyen de transport employé, du circuit et de la sécurité qu’il nécessite. Par exemple, un voyage à pieds, qui va de la Turquie jusqu’en Grèce et qui peut durer de huit à treize jours, coûte entre 3000 à 4500 dollars US. Si le même voyage se fait par camion de marchandises, le tarif grimpe de 6000 à 8000 dollars US. Un voyage en partance de Turquie à destination de l’Italie, par la mer sur un zodiaque, coûte 8000 dollars US par personne. Le voyage par voie aérienne de la Turquie vers l’un des pays de l’Union européenne coûte entre 18 000 et 25 000 dollars US par personne adulte. Le tarif est divisé par deux pour les mineurs.
«Nous pratiquons aussi des tarifs pour les voyages entre les pays européens pour les déboutés de pays qui souhaitent demander l’asile dans d’autres pays. Prenons les exemples suivants: de la France à destination de l’Angleterre et de la Suisse, le voyage coûte entre 2000 et 3000 dollars US. Un voyage en partance de la Suède, la Finlande, le Danemark ou la Norvège à destination de l’Allemagne, la France ou la Suisse coûte entre 3000 et 4000 dollars US.

Sur quelle base fixez-vous le prix du voyage? Est-ce que ça dépend du trajet ou du moyen de transport utilisé?

Nous fixons le prix du voyage selon les risques encourus, le circuit et le moyen de transport utilisé. Toutefois, le prix du voyage peut décroître en fonction des effectifs.

Les voyageurs ont-ils le choix de la destination?

Les migrants qui sont nantis financièrement ont le choix de la destination et du moyen de transport, mais ça dépend des places libres et des sommes qu’ils sont prêts à investir. Par contre, ceux qui n’ont pas de moyens financiers suffisants doivent se résigner à suivre nos propositions.

Comment faites-vous pour passer outre les contrôles effectués par les Etats?

Nous avons des collaborateurs dans les corps des gardes-frontières et des polices des pays de passage. Pour les déplacements à l’intérieur de l’Europe, nous employons des citoyens européens.

Comment réglez-vous la question des papiers d’identité?

Les traversées se font clandestinement et tous les objets ou documents susceptibles de faciliter l’identification du pays d’origine des migrants sont détruits, afin de compliquer leur expulsion en cas d’arrestation. Mais nous détruisons aussi ces données pour protéger nos passeurs.

Comment s’établissent les contacts avec les candidats au «voyage»?

Les candidats au voyage nous contactent sur le numéro d’un portable qui change d’un voyage à l’autre, ou via des cabines téléphoniques publiques à des moments bien définis. Ces contacts s’établissent grâce à nos personnes ressources dans les pays où il y a une forte affluence de migrants, ou à travers des migrants qui ont déjà bénéficié de nos services.

Quels sont les risques que vous encourez au cas où les passagers n’arrivent pas à destination?

L’arrestation du groupe se solde par cinq à quinze jours de privation de liberté par individu. Une fois leur peine purgée, les autorités relâchent dans la nature ceux dont ils n’arrivent pas à définir le pays d’origine et rapatrient les malchanceux. Donc, la péripétie reprend pour les premiers. Il y a aussi les victimes de maladies ou d’accidents au cours du voyage, ce qui reste cependant des événements rares.

Êtes-vous prêt à risquer votre vie pour les gains importants que génère votre activité?

Bien sûr, il y a dans cette activité des intérêts colossaux qui font que je risque ma vie, surtout pour le père de famille que je suis. Mais je pense aussi que je suis en train d’aider les personnes qui rêvent de trouver en Occident la sécurité, la stabilité et la protection, ce qu’ils ne trouvent pas dans les dictatures. J’ai commencé ce boulot en 1989 et je suis content de faire ce travail, ce indépendamment des intérêts matériels. J’ai même permis à trente personnes de voyager gratuitement à destination de l’Europe. Bien que ces traversées soient réalisées illégalement, je partage la joie des voyageurs quand ils arrivent à destination sans encombre.

Avec combien de personnes collaborez-vous dans les pays de destination?

Nous avons des collaborateurs dans presque tous les pays d’origine et les pays de destination occidentaux: en Irak, Turquie, Syrie, Liban, Iran, Russie, France, Italie, Suisse, Allemagne, aux Pays-Bas, en Suède, Norvège, Irlande, Angleterre et au Canada. J’estime leur nombre entre 350 et 450, mais il est variable en raison de la période prise en considération et des fluctuations du marché de la migration.

Pouvez-vous nous décrire un voyage qui a mal tourné et comment vous l’avez vécu?

Au cours de ma carrière, j’ai aidé plus de 2800 individus, de toutes nationalités, à se rendre en Occident pour bénéficier de la sécurité. Nous avons connu parfois des accidents. Je me rappelle en particulier d’un qui s’est déroulé durant l’hiver 2003. Nous étions trois groupes qui comptaient au total 180 personnes et nous nous rendions de Turquie en Grèce. Après huit jours de marche, un des trois guides principaux, d’origine grecque, est tombé malade et a décidé de rentrer chez lui. Mais son groupe a tout de même décidé de poursuivre son chemin. Deux jours plus tard, ils se perdent et la majorité des voyageurs se retrouve dans un état de déshydratation avancé. Un soir, ils sont contraints d’allumer un grand feu dans la forêt au risque de se faire remarquer. Deux voyageurs succombent finalement à cause de la déshydratation, la fatigue et le froid. Quant aux neuf autres, ils sont à ce jour encore portés disparus. Je n’arriverai jamais à oublier cet accident qui m’a profondément marqué, c’est comme s’il s’était déroulé la veille! I

* Interview traduite par Chaouki Daraoui et Hassan Cher. http://voixdexils.ch

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