Contrechamp

HALTE À LA MORT DES LANGUES

ETHNOLINGUISTIQUE – Dans moins de cent ans, 50% des 7000 langues parlées dans le monde auront disparu. Une extinction massive qui signe la perte d’inestimables savoirs culturels, scientifiques, historiques et religieux, et contre laquelle se mobilise une petite communauté de linguistes.

Ket, warrungu, betta curumba, lakota, yazgulami, ishkashimi, noongar…; aka-bo, khora, ubuh, kasabe, eyak, unkechaug… Non, ce n’est pas du chinois! La première série de noms correspond à des langues en danger d’extinction, qui ne sont parlées que par les générations les plus anciennes et qui ne sont plus transmises, faute de connaissances suffisantes, par les parents des enfants en âge d’acquérir leur langue maternelle. La deuxième série de termes se réfère à des langues mortes il y a peu, disparues avec le dernier souffle de leur dernier locuteur. La langue aka-bo, parlée dans l’archipel des îles Andaman, en Inde, s’est par exemple éteinte le 26 janvier 2010 avec le décès de Mme Boa Sr., dernière personne à pouvoir la parler et, surtout, chanter. Car il faut au moins deux personnes pour communiquer, la langue étant par nature le produit d’un acte social.
Cette liste de noms fournit seulement un petit échantillon de la partie émergée de l’iceberg: les langues récemment mortes ou moribondes sont aujourd’hui plus nombreuses que celles qui ne sont pas – immédiatement – menacées. Selon les estimations les moins pessimistes, dans moins de cent ans (soit dans environ deux ou trois générations) 50% des 7000 langues de notre planète auront disparu. Un rapide calcul nous mène au diagnostic suivant: il meurt environ une langue chaque semaine. Cette triste réalité est d’autant plus concrète si l’on pense que, actuellement, le 4% des langues est parlé par 96% des habitants de notre planète et, inversement, que le 96% des langues du monde est parlé par 4% de la population! Tout laisse donc croire que l’on s’achemine vers un monde quasi monolingue…

Les fléaux qui pèsent sur nos langues ont différentes origines, qui mènent à des décès plus ou moins rapides et violents: épidémies, catastrophes naturelles (tsunami, séisme…, que l’on sait de plus en plus fréquents), famines, guerres et génocides…

Bien souvent, les conflits politiques et économiques mènent au «linguicide», qui connaît de nombreuses armes: scolarisation forcée dans la langue dominante et dans des institutions éloignées du lieu d’origine et du noyau familial, interdiction de communiquer dans sa langue maternelle, sous peine de sévices corporels et d’humiliations publiques (armes utilisées à la fin du XIXe siècle contre de nombreuses langues amérindiennes de l’Amérique du Nord, dont le lakota, et de l’hawaïen, langue austronésienne) et interdiction d’utiliser son propre système d’écriture, c’est-à-dire notamment d’avoir accès aux textes traditionnels, fondateurs d’une culture (langue shugni sous le régime de Staline, tibétain en Chine). A tout cela s’ajoute le grand pouvoir assimilateur des médias, en particulier de la télévision, que l’on trouve aujourd’hui même dans les villages les plus reculés.

Certaines voix assurent que l’extinction massive des langues du monde est positive: la diversité linguistique serait une source de conflits et une richesse trop onéreuse à maintenir au plan politique et économique. Le Parlement européen, pour ne prendre qu’un exemple, dépense chaque année une grande partie de son budget à la traduction et interprétation des documents et discours parlementaires dans les vingt-trois langues officielles de l’Union européenne, car il faut traduire chacune des vingt-trois langues dans les vingt-deux autres, ce qui donne 506 combinaisons linguistiques possibles!

Pour relever ce défi, les services de traduction et d’interprétation du Parlement européen comptent près de 700 traducteurs, 430 interprètes fonctionnaires et 2500 interprètes de réserve. Tel est le coût de la transparence et de l’accessibilité des travaux de l’UE à (presque) tous les citoyens européens.

Pourtant, comme nous l’enseigne l’histoire (non biblique), il serait naïf de penser que la réduction du nombre de langues parlées sur notre planète porterait à la fin des conflits régionaux, interrégionaux, nationaux etc. De plus, au plan économique, il y a de nombreux avantages à parler plus d’une langue – en particulier celle des clients que l’on cherche par tous les moyens à gagner… L’extinction massive des langues est plutôt synonyme d’appauvrissement culturel, scientifique, historique et religieux. Comme l’ordonne clairement le titre du volume du linguiste Claude Hagège, il faut donc dire haut et fort: Halte à la mort des langues ! Les motifs de ce cri sont nombreux. En voici un petit échantillon.

Tout d’abord, chaque langue photographie la réalité de manière unique, avec un appareil (sons, grammaire, vocabulaire) construit parfois sur des millénaires. Chaque langue peut être comparée à une facette d’un prisme, qui serait la réalité qui nous entoure. De plus, chaque langue est dépositaire d’un savoir particulier, lié à la communauté qui la parle depuis des générations. Perdre une langue (n’importe laquelle) signifie perdre des connaissances inestimables, liées à la nature (à la différente consistance des neiges, du sable, de l’eau, à la diversité des plantes et des animaux), à l’agriculture (différents types de cultures, surtout biologiques), aux sciences et à la médecine (fabrication de poisons naturels, de remèdes traditionnels, par exemple contre le cancer…) etc.

La disparition de milliers de langues signifie aussi la perte de témoignages importants liés notamment à l’énigme qu’est encore l’esprit humain (pensée, perception, mémoire) et au passé de notre espèce. Pour ce qui est de la migration humaine, de récentes études ont montré que le Ket, langue en danger de la Sibérie centrale parlée aujourd’hui par moins de 200 personnes, pourrait être un ancêtre de langues amérindiennes comme le Navajo et donc nous éclairer sur les migrations préhistoriques, tant débattues, de l’Asie vers l’Amérique. En particulier, le Ket est parlé à des milliers de kilomètres de la côte est de la Russie, ce qui voudrait dire que la distance parcourue par nos ancêtres serait plus grande que celle prévue jusqu’à présent. I

* Université de Bâle, membre du comité directeur de la Société suisse des langues en danger.

Quelques adresses et sites à consulter:

– Société suisse des langues en danger, Plattenstrasse 54, CH-8032 Zurich, babel@spw.uzh.ch

– Foundation for Endangered Languages: http://www.ogmios.org/index.htm

– Atlas of the World’s Languages in Danger: http://www.unesco.org/culture/ich/index.php?pg=00139

– Sorosoro, Pour que vivent les langues du monde: http://www.sorosoro.org/

– Ethnologue, Languages of the World: http://www.ethnologue.com/

Opinions Contrechamp Anna-maria De Cesare

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