Contrechamp

DE L’ÉTAT-GARANT À L’ÉTAT-PRESSION

SOCIAL – Dans un système législatif de plus en plus restrictif, les professionnels du travail social sont pris dans un jeu de double loyauté, envers un Etat de droit garant de la cohésion sociale et envers un Etat ayant établi démocratiquement une législation antagoniste. Eclairage du CSP-Vaud.

Labyrinthe juridique, parcours d’obstacles, partie de ping-pong entre assurances… Ces mots désignent de plus en plus les situations vécues par les personnes qui viennent consulter le Centre social protestant. Les professionnel-le-s du travail social ne doivent pas seulement chercher avec ces personnes les réponses les plus adéquates pour leur situation, dans le dispositif social mis en place par la législation. Elles doivent les soutenir face à un système législatif de plus en plus restrictif et éclaté, en cherchant et, si possible, en élargissant les failles dans des barrières érigées pour restreindre et compliquer au maximum l’accès aux prestations. Le système de restriction est construit comme un but en soi («diminuer les charges») et non subordonné à une fonction de rééquilibrage et de cohésion de la société (répondre aux besoins et réduire les inégalités).
Plutôt qu’un droit à une prestation, à un appui social répondant d’office à une difficulté et à un besoin, le système sécrète une autre vision, celle d’une «faveur» concédée et conditionnée, constamment soumise au régime du mérite et du doute. La vision du droit et de la cohésion sociale fait place à une vision d’aide à bien plaire, octroyée parce que l’aideur officiel y cède au cas par cas et comme une exception ou un pis-aller, et non en vertu d’un contrat social prévoyant que chaque (chaque!) personne a droit en tant que telle à des conditions décentes pour vivre. Ce droit est pourtant inscrit dans les Constitutions tant vaudoise que fédérale.

Le dilemme pour les travailleurs sociaux et les travailleuses sociales, c’est que cette altération, ces régimes d’exception proviennent de l’Etat démocratique lui-même. Ils et elles sont alors prises dans une double loyauté, envers un Etat de droit garant de la cohésion sociale, de l’égalité, et envers un Etat ayant établi démocratiquement une législation allant à fins contraires. Etant bien entendu que ce ne sont pas forcément ceux qui ont voté en majorité les restrictions qui se trouvent devoir en organiser l’application. A cette double loyauté correspond une double identité tout aussi contradictoire: celle de citoyens et de citoyennes tenus de respecter les lois de l’Etat démocratique, et de citoyens et de citoyennes cherchant à dénoncer des dérives étatiques mettant en cause la mission même de l’Etat.

Résister à des lois mises en place par un régime démocratique a mauvaise presse, et pour cause. Il y a un «délit» d’anti-démocratie, mais le soupçon porte en outre sur celui ou celle qui croit savoir en conscience ce qui est juste, mieux que l’Etat démocratique! Si le motif de conscience est toléré comme appartenant à la «sphère privée», il est plus mal vu lorsqu’il prétend redéfinir, au nom de l’Etat de droit, ce que l’Etat considère comme juste.

Or, la démocratie elle-même implique, non seulement un droit, mais bien un devoir de regard critique de tout-e citoyen-ne sur la chose publique. Et c’est bien une des raisons pour lesquelles le domaine législatif est en processus de changement constant – et parfois contradictoire. Ni la démocratie ni le droit ne sont acquis ni figés une fois pour toutes. Ces citoyens et ces citoyennes qui résistent, au nom de l’Etat de droit, à des décisions de l’Etat de droit exercent un devoir démocratique. C’est dire que la démocratie a besoin de cette résistance et surtout d’un espace de débat ouvert, dans lequel cette résistance prend place et dialogue avec d’autres positions, plutôt que d’être stigmatisée comme une infraction, ou réduite à une fonction de protestation héroïque et déconnectée.

Avec leur expérience de terrain, des associations comme le Centre social protestant (CSP) ont aussi un droit et un devoir de veille, d’analyse et de parole critique. Elles sont en première ligne pour partager des constats, observer l’évolution des problématiques, signaler des risques, mais aussi repérer les effets concrets des politiques en vigueur et proposer des actions nouvelles. C’est ce service de «veilleurs de terrain» qu’elles doivent rendre à la collectivité, tant au public qu’aux autorités. Celles-ci reconnaissent d’ailleurs cette liberté aux associations, cette valeur ajoutée critique. Le CSP Vaud tient à cette dimension; il s’attache à rechercher les causes des difficultés, à les signaler, à les combattre. Il prend régulièrement position face aux problèmes de la société, identifiés à partir de son travail de terrain.

Ainsi, lorsque le CSP, comme nombre d’autres associations privées, se voit confier un mandat par les pouvoirs publics, il se positionne comme partenaire plutôt qu’exécutant, avec une fonction critique qui est un service et une plus-value par rapport à la simple mise en oeuvre d’un programme.

Cette indépendance s’exerce par exemple par des prises de position, par des publications, par des nouvelles actions lancées à partir des fonds propres du CSP, par des propositions élaborées avec des partenaires, ou le soutien à des initiatives correspondant à des valeurs sociales que le CSP cherche à promouvoir. Le CSP a ainsi contribué à mettre sur pied des actions nouvelles en appui aux jeunes (par exemple «Transition Ecole Métier»), ou encore soutenu les initiatives pour les droits politiques des personnes étrangères établies dans le canton.

Exercer cette fonction critique a aussi, pour le Centre social protestant Vaud, des implications tant financières qu’organisationnelles.

L’organisation doit correspondre à la mission du CSP, soit l’offre de services sociaux professionnels de qualité, mais aussi l’exercice d’une veille critique et d’une attention à l’évolution des problématiques sociales.

Le CSP s’appuie pour ce faire sur des collaboratrices et des collaborateurs du terrain. Il a besoin que leurs informations – repérage de nouvelles problématiques, échange et partage de constats et de pistes, projets de nouvelles actions – «remontent» et soient prises en compte dans les décisions de direction. L’institution s’appuie ainsi sur les compétences et expériences des praticien-ne-s du terrain pour orienter et piloter son action sociale.

C’est dire que la participation, au sens de l’implication des collaborateurs-trices dans l’institution au-delà de l’accomplissement de leur travail de terrain, n’est pas un vestige révolu des années septante, passé de mode à l’ère du tout-management… mais un avantage, une force, un plus auquel il s’agit d’assurer un cadre pour qu’il se déploie au mieux.

Pour le dire dans les termes de Christophe Tafelmacher lors d’une récente rencontre des travailleurs-euses sociaux-ales des CSP: «… Au même titre qu’il est légitime de revendiquer le caractère démocratique de l’Etat, ce qui implique la mise en place d’espaces démocratiques et de débat, d’espaces de contre-pouvoir et de contrôle du pouvoir, dans lequel les CSP auraient leur rôle, il faut aussi qu’à l’intérieur des CSP existent de tels espaces démocratiques, pour que les travailleurs-euses puissent jouer un rôle au sein de l’institution.»

Pour exercer cette fonction de repérage, d’observation, de critique et de création, le CSP doit ne pas dépendre totalement de sources financières du type «contrat de prestations». La marge de manoeuvre dans l’organisation et le pilotage ne peut être réelle que s’il y a une marge de manoeuvre financière. Il en ressort que le CSP n’a pas pour vocation de devenir une institution totalement ou presque totalement subventionnée. Le travail du CSP est partiellement subventionné (en moyenne générale, à 50%) – ce qui est très positif pour le CSP, car les pouvoirs publics manifestent ainsi leur reconnaissance de la qualité et de l’utilité de ses prestations. Mais une certaine indépendance financière doit être assurée et maintenue, par un équilibre avisé entre la part de subventions publiques, la recherche de fonds auprès des privés ou d’autres partenaires financeurs et d’autres sources (recettes du secteur des Galetas, facturation de cours, formations, interventions, expertises, conférences…).

L’indépendance, la fonction critique, la liberté de parole du CSP: c’est une spécificité qui tient à coeur à de nombreux donateurs et de nombreuses donatrices du CSP. C’est cette qualité de travail là qu’ils et elles veulent soutenir. Il y a là une concordance de vision, entre les travailleurs-euses sociaux-ales oeuvrant au CSP et les personnes qui les soutiennent financièrement, sur la mission du CSP. Ces dernières années, le CSP Vaud aura frôlé de près le grave danger de perdre son indépendance: réserves très basses au bilan et nécessité de réduire le déficit. Il est essentiel qu’il émerge de cette période difficile en rétablissant peu à peu sa marge de manoeuvre et en maintenant l’esprit d’indépendance, de critique et de liberté, qui est une valeur ajoutée au professionnalisme de son travail au service des personnes en difficulté, mais aussi de la cohésion de l’ensemble de la société. I

*Directrice du Centre social protestant Vaud. Cet article est paru dans l’édition vaudoise du journal du CSP Les Nouvelles (n° de juin 2010).

Opinions Contrechamp Hélène Küng

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