«LES AFFICHES JOUENT UN RÔLE PEU IMPORTANT»
Hanspeter Kriesi est professeur ordinaire de science politique comparée à l’Université de Zurich et directeur du Pôle de recherche national (PRN) Démocratie. Dans le cadre de ce PRN, trois équipes de chercheurs ont analysé la manière dont les campagnes de votation sont planifiées stratégiquement en Suisse, les effets visés et leur impact sur la démocratie. La recherche s’est concentrée sur trois scrutins entre 2006 et 2008 et elle a été complétée par des analyses et des comparaisons. Entretien.
Quelle est aujourd’hui l’importance des campagnes sur l’issue des votations?
Hanspeter Kriesi: Elles sont en général très importantes. Elles ont un rôle explicatif. Les campagnes offrent aux votants les informations et les outils d’appréciation dont ils ont besoin pour voter véritablement selon leurs «préférences», c’est-à-dire conformément à leurs inclinations et à leurs besoins. Plus une campagne est intense, plus les gens sont informés au moment où ils votent et plus la participation est importante.
Ces campagnes intenses n’ont-elles qu’un rôle explicatif? Ne retournent-elles pas aussi les opinions?
Si, elles peuvent aussi faire changer d’avis les votants, c’est-à-dire les pousser à voter contre leurs préférences. Mais c’est exceptionnel. L’effet dominant des campagnes de votation en Suisse est qu’elles renforcent l’opinion préalable ou activent des penchants, des besoins, des peurs qui étaient déjà là.
Pouvez-vous malgré tout nous donner un exemple de revirement d’opinion?
Prenons, il y a deux ans, la votation sur la deuxième réforme de l’imposition des entreprises. Cet objet qui prévoyait notamment d’améliorer les conditions cadres des PME était particulièrement complexe. Dans le même temps, la campagne a été menée de manière très unilatérale, le camp du oui a investi cent fois plus en annonces que les opposants. De fait, jusqu’à la fin, les votants ne savaient pas vraiment de quoi il retournait et ne pouvaient donc pas voter sans idée préconçue. Mais en comparant l’ensemble des votations fédérales depuis 1980, je n’ai trouvé que dans 3% des cas des impacts comparables en termes de revirement d’opinion et de manipulation.
La campagne anti-minarets a-t-elle manipulé le peuple?
Je dirais plutôt que non. Dans ce cas aussi, les effets dominants ont été l’activation et le renforcement des opinions. Les citoyens avaient déjà leurs préjugés avant que la campagne commence. Nous devons aujourd’hui admettre qu’une part considérable des Suisses est xénophobe. C’est ce qui ressort aussi de différentes campagnes et de divers résultats de votation depuis les années 1980.
L’affiche de l’UDC suggérait que l’enjeu n’était pas la construction de minarets, mais le combat contre le fondamentalisme islamiste. Cette affiche a bien eu un effet manipulateur…
Je ne crois pas. Lors des campagnes de votation, les affiches jouent de manière générale un rôle peu important. Celui de la télévision et des journaux, d’Internet et des annonces est bien plus significatif pour la formation de l’opinion des citoyens. L’affiche n’est devenue importante que parce qu’on en a parlé.
C’est là qu’apparaît le dilemme qui se pose aux opposants de l’UDC face à ce style provocateur: ils peuvent passer la provocation de l’affiche sous silence et ainsi la légitimer par leur mutisme ou s’en démarquer et ainsi assurer à l’UDC un regain d’attention, d’autant plus que les médias raffolent des débats sur ces questions de style.
Une stratégie provocatrice est donc la recette du succès pour une campagne de votation?
Ce n’est pas la seule. Une campagne intense est elle aussi une garantie d’attention. Un autre élément très décisif est la formation des coalitions au début de la campagne. Il y a des exceptions comme le montre l’initiative anti-minarets, mais la règle est en général la suivante: si le camp du gouvernement se présente soudé, le plus souvent sous la forme de coalitions de centre-gauche et de centre-droit, il gagne presque à chaque fois. En revanche, lorsque certains partis cantonaux ne s’alignent pas ou si le PLR et le PDC sont divisés, la donne est plus difficile.
Les arguments fondamentaux sont importants eux aussi. Ils doivent être assez forts pour que la partie adverse soit obligée de s’en emparer. C’est ce que réussissent souvent à faire le camp du oui et le camp du non, même si ce n’est pas toujours dans les mêmes proportions.
Lorsque les citoyens ont voté en 2006 sur un durcissement de la loi sur l’asile, les adversaires se sont référés à la tradition humanitaire de la Suisse, arguant qu’elle serait mise en danger; les partisans ont quant à eux insisté sur les abus et les faux réfugiés, c’est-à-dire les réfugiés économiques. Du fait de la force des deux arguments, les deux parties ont été contraintes de réagir: le camp du oui a fait valoir qu’il n’avait évidemment rien contre la tradition humanitaire et les opposants ont souligné que la nouvelle loi n’était pas efficace pour combattre les réfugiés économiques.
Les campagnes de votation suscitent donc un dialogue.
Oui. Nous avons réussi à montrer que les campagnes de votation sont argumentées, à un niveau assez simple certes, mais ce sont bien les arguments qui sont décisifs. Et non, comme aux Etats-Unis, le negative campaigning, c’est-à-dire le fait de se traîner mutuellement dans la boue de manière personnelle. On n’argumente pas ad personam, mais de manière thématique et ce, étonnamment, de tous les côtés.
Les campagnes actuelles ne font-elles courir aucun risque à la démocratie?
Si. Une campagne devient non démocratique lors de la combinaison évoquée plus haut entre «objet complexe et campagne unilatérale» car les citoyens votent en n’ayant été informés que par l’une des parties. Les règles du jeu ne sont pas démocratiques non plus lorsque les citoyens doivent voter sur de nombreux objets à la fois. En raison de la multitude des thèmes, il n’y a plus de débat sur le contenu, seulement des recommandations de vote de type: «Votez 7 fois oui et 2 fois non.» Un tel cas de figure ne s’est toutefois produit qu’une seule fois au cours des trente dernières années.
Le danger est donc faible.
Oui, plutôt. Mais il y en a d’autres qu’il faut prendre au sérieux. On a récemment demandé aux citoyens de se prononcer sur des objets qui violaient le droit international. Une première fois lors de la votation sur l’internement à vie des délinquants sexuels et violents, une deuxième lors du vote sur les minarets.
Or les deux objets ont été acceptés, alors qu’ils ne peuvent pas être mis en oeuvre. Le peuple a l’impression de s’être fait rouler. Il sera donc nécessaire à l’avenir de mieux vérifier si une initiative peut être mise en oeuvre ou non, et le cas échéant, la déclarer contraire à la Constitution avant la votation.
Les campagnes sont souvent menées avec de gros moyens financiers. N’est-ce pas un danger?
Les gens investissent de l’argent dans les campagnes seulement s’ils ont l’impression que le résultat pourrait être serré. Il est donc très difficile de dire si l’argent joue vraiment un rôle décisif. Mais une chose est sûre, en Suisse aussi, l’argent a son importance. Lorsque l’issue d’une votation est serrée, cela peut s’avérer déterminant.
Est-ce que l’argent est beaucoup plus important qu’il y a dix, vingt ans?
On ne peut pas l’affirmer non plus car jusqu’à récemment on ne pouvait pas estimer les moyens investis.
Observe-t-on en Suisse une tendance à la professionnalisation des campagnes de votation?
Pour l’UDC, oui. C’est le seul parti qui mène des campagnes très professionnelles. Mais je n’ai pas vu jusqu’ici de tendance plus large à la professionnalisation.
Qu’est-ce qui a changé ces vingt, trente dernières années?
Pas grand-chose. Les campagnes n’ont pas gagné en intensité. La plus intense des trente dernières années a été celle sur l’Espace économique européen en 1992. Les questions qui impliquent notre relation à l’environnement international – politique extérieure, Union européenne, immigration – préoccupent aujourd’hui beaucoup les gens et débouchent de plus en plus sur des votations populaires. L’UDC qui s’empare systématiquement de ces sujets polarise et l’affrontement devient plus vif. Cette remarque ne vaut pas seulement pour les campagnes de votation mais pour la politique suisse en général. I
* Cet article a été publié dans Horizons n° 84 (mars 2010), magazine du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS).