Contrechamp

RAS LE BOL DE LA MALBOUFFE

ALIMENTATION – Face au mode d’alimentation mondialisé, diverses alternatives se positionnent en termes de santé publique, protection de l’environnement, justice sociale… René Longet insiste sur la nécessité de fédérer ces initiatives en vue de construire une véritable politique alimentaire.

Nous sommes en plein paradoxe: sur cette planète, 1 milliard de personnes ne mangent pas à leur faim. Mais 1,6 milliard d’humains souffrent de suralimentation. Les impacts de cette suralimentation sur les coûts de la santé permettraient de nourrir tous ceux qui sur cette Terre ont faim! 80% de notre alimentation est aujourd’hui d’origine industrielle. On y trouve beaucoup de graisses et de sucres cachés, généralement de mauvaise qualité: graisses saturées, sucres raffinés. Avec en plus des additifs, arômes et goûts trafiqués qui nous font rechercher ce qui n’est pas bon pour nous. Force est de constater que nous mangeons mal, et tout particulièrement les jeunes et les défavorisés. Notre nourriture est trop grasse, trop salée, trop sucrée, trop carnée. Et trop abondante par rapport à nos dépenses physiques.
Au début du XXe siècle, l’alimentation industrielle a entraîné un progrès, notamment par de nouvelles méthodes de conservation et un éventail plus large de nutriments. Mais dès le troisième tiers du siècle dernier, on constate un emballement de l’élevage industriel et du forçage chimique, la perte des savoirs et savoir-faire alimentaires et culinaires, le grignotage à toute heure devenu mode alimentaire dominant. Si bien que, d’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 80% des maladies cardiovasculaires et des diabètes, 40% des cancers pourraient être évités par une alimentation plus saine, la renonciation au tabac et une moindre sédentarité.

Pendant longtemps, on a trouvé normal que les paysans baissent leurs prix pour faciliter à la population l’accès aux denrées alimentaires. C’est évidemment plus commode que d’augmenter le revenu des salariés, mais il est inacceptable de vouloir régler une question sociale en en créant une autre. Toujours est-il que la population consacre à son alimentation non seulement moins de temps, mais aussi moins d’argent. En effet si, en 1900, en moyenne 40% du budget familial était consacré à l’alimentation, en 2000 il s’agit de moins de 10%. Le cercle vicieux de la rationalisation agricole est simple et terriblement efficace:
– on produit toujours davantage;

– on utilise pour ce faire massivement engrais et produits phytosanitaires;

– on nivelle le paysage, le sol, les plantes et les animaux, donc aussi les produits;

– et finalement les paysans eux-mêmes;

– les prix chutent, donc il faut produire plus pour survivre…
Tout le XXe siècle connaît ainsi un mouvement continu des campagnes vers les villes, évolution qui est loin d’être stoppée: en Suisse, un tiers des exploitations ont encore disparu entre 1990 et 2005. Le productivisme mange ses enfants… et un besoin fondamental devient quantité négligeable.

A la disparition des paysans correspond une disparition de la production diversifiée de nourriture. La grande variété de sortes et de goûts créés au cours des millénaires dans les régions et terroirs du monde a failli être emportée; des centaines d’espèces de pommes, de poires, de légumes, d’animaux ont risqué de disparaître à tout jamais. On perd la notion du goût mais aussi des saisons. Mondialisation oblige, toute l’année, on trouve des pommes de Nouvelle-Zélande, des haricots du Maroc, des tomates du Chili, des asperges de Thaïlande, du vin d’Afrique du Sud. Tout cela coûte cher en pétrole, est fondé sur le dumping écologique et social. Symétriquement, les céréales traditionnelles, par exemple en Afrique, sont supplantées par la baguette en farine blanche importée.

Le malaise devant ces évolutions est présent depuis une trentaine d’années, et de façon croissante. Des alternatives se mettent sur pied sur divers axes, tels que la santé humaine, la santé de la terre, la diversité des espèces et des goûts, le prix équitable, ici et ailleurs, et la proximité.
– La santé humaine. L’alimentation est un des déterminants majeurs de la santé et les risques liés à la «malbouffe» font l’objet dans de nombreux pays de campagnes et de mises en garde. En Suisse romande, sous l’impulsion de la direction de la santé du canton de Genève, a été ainsi créé le label Fourchette verte. L’OMS, dans sa «Stratégie mondiale pour l’alimentation, l’exercice physique et la santé», de mai 2004, insiste sur: l’exercice physique, et recommande de faire au moins une demi-heure d’effort physique par jour pour un bon bilan énergétique personnel; la réduction de la consommation de sucre, de sel, de graisses saturées, de viande; l’augmentation de la part des fruits, légumes, légumineuses et céréales non raffinées.

Au-delà de ce consensus minimum, de nombreuses approches existent pour promouvoir une alimentation saine, vivante, qui nous fasse réellement du bien, car nous sommes faits de ce que nous mangeons.

– La santé de la terre. Rechercher des produits sains et provenant de modes de production proches de la nature, c’est réduire le plus possible les intrants chimiques, la production _intensive et les atteintes à la biodiversité. Timidement, l’agriculture «conventionnelle» prend en compte la qualité: espaces réservés pour la biodiversité, réduction des quantités d’engrais et de traitements. La culture «bio» fournit depuis plus d’un siècle la preuve par l’acte qu’il est possible de se passer d’engrais et de produits de traitement de synthèse. Elle mise sur la vie du sol et sa productivité naturelle, la capacité de résistance des végétaux et animaux, leur rusticité, les complémentarités et la lutte biologique. Hormis les impacts de la pollution générale de l’environnement, il n’y a donc aucun résidu toxique dans les produits, qui développent leurs goûts et textures naturels. Si le bénéfice pour l’environnement est évident, il l’est aussi pour le consommateur. Les labels du «bio» sont reconnus par l’Union européenne (UE) et par la Suisse depuis le début des années 1990.

– La diversité des espèces et des goûts. Grâce à des acteurs comme Slow Food ou Pro Specie Rara, qui se battent pour la diversité des goûts et des sortes, bien des espèces et des façons de faire ont pu être sauvegardées, souvent in extremis. Le sauvetage du pain de seigle valaisan ou du cardon genevois, l’essor des AOC (Appellations d’origine contrôlée) soulignent cette évolution. La première protection légale d’un produit agricole date de 1925 déjà – la loi protégeant le Roquefort – suivie dès les années 1930 par la délimitation des grands crus. L’UE a introduit les Appellations d’origine protégées dès 1992 (actuellement plus de 600); quant à la Suisse, elle les reconnaît depuis 1997. Des organisations comme la Semaine du goût créent de nouvelles dynamiques, fédèrent des acteurs.

– Un prix équitable, ici et ailleurs. Créée dans le contexte du Sommet mondial de l’alimentation tenu en 1996, Via Campesina affirme l’exigence du maintien d’une production primaire comme base de tout développement et garantie du droit à l’alimentation. En Suisse, ce mouvement est relayé par Uniterre, qui se bat pour le prix équitable des produits et un revenu décent pour les producteurs. Au respect de la terre correspond le respect de celles et de ceux qui la travaillent. Au niveau du commerce mondial, le mouvement du commerce équitable vise à assurer une rémunération correcte aux producteurs, et, de plus en plus, à garantir des modes de production non dommageables. Les labels «Max Havelaar» et «bio» se conjuguent souvent de pair.

– La proximité. Donner la préférence à la production de proximité, c’est non seulement éviter les transports inutiles, mais sauvegarder des emplois et une vie sociale, maintenir un peuplement décentralisé. Sont concernées les régions périphériques, mais aussi les zones agricoles autour des villes, encore trop souvent considérées comme de simples réserves de terrain à bâtir. De plus en plus, les régions valorisent leur savoir-faire. A Genève, le label «Genève Région Terre avenir», qui comprend par ailleurs la dimension sociale, a permis de renouer un lien fort entre producteurs et consommateurs dans une région urbaine. Une autre approche est celle de l’agriculture contractuelle, fondée sur une relation personnelle directe avec le producteur; elle est en plein essor.
Ces différents critères doivent maintenant être conjugués ensemble. Acheter «bio» c’est bien, mais c’est moins bien si le blé «bio» vient d’Argentine. Acheter local c’est bien, mais si c’est pour manger du lard tous les jours, c’est évidemment discutable! Il est temps de fédérer les approches.

Il faut manger davantage de fruits et de légumes – mais frais, de proximité, de saison, favorisant la diversité des terroirs, des goûts et des espèces, de production respectueuse de l’environnement et des conditions de travail… Aujourd’hui, au nom d’une idéologie du «libre choix», chacun fait ce qui lui plaît, et ceux qui vont dans la bonne direction, et la collectivité, payent la note de ce qui ne va pas!

C’est pourquoi la Stratégie 2002 pour le Développement durable de la Confédération affirme: «Il s’agit de diffuser dans toutes les couches de la population les connaissances relatives à une alimentation saine (…). La population doit (…) recevoir une information intensive sur les interactions positives entre alimentation saine, production agricole conforme au développement durable et activité physique suffisante, ce qui nécessite des programmes spécifiques de formation continue et de motivation pour les enseignants et une amélioration des déclarations de produit».

Il s’agit d’acquérir un minimum de savoir et de savoir-faire pour pouvoir assurer notre souveraineté alimentaire individuelle et collective et garantir le droit à l’alimentation saine pour toutes et tous. Marginale voici une génération encore, la prise de conscience de la nécessité d’une politique de l’alimentation, d’une réduction de la dépendance de l’alimentation industrielle, commence à faire partie des luttes pour une alternative de vie dans notre monde «maldéveloppé».

«Ras-le-bol la malbouffe» pourrait bien devenir le cri de guerre de l’émancipation alimentaire, de toutes celles et ceux qui veulent reconquérir la première de nos libertés, celle de nous nourrir correctement, que nous soyons riches ou pauvres, ici ou au Sud, producteurs ou consommateurs. I

* Maire de la Ville d’Onex et président d’Equiterre, partenaire pour le développement durable.

Opinions Contrechamp René Longet

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