LE CAS ABSURDE DE LA NEUROPSYCHOLOGIE
Il est comme un dicton que les membres de l’association FRAGILE Suisse s’échangent sur un ton aigre-doux: mieux vaut avoir eu une lésion cérébrale à la suite d’un accident que d’une maladie. Alors que les conséquences sont souvent les mêmes, la prise en charge diffère en effet selon l’origine de la lésion. Le cas de la neuropsychologie illustre de manière frappante ce qu’une motion déposée en septembre dernier au Conseil national qualifiait d’«inégalité juridique» pour les patients.
Victime d’une méningite aggravée à 45 ans, M. D. est hospitalisé pendant plusieurs semaines en février 2008. Après un suivi en ambulatoire, le chef de clinique en Neuroréhabilitation demande que M. D. continue des séances de neuropsychologie en privé pendant encore quatre à six mois, notamment pour entraîner sa mémoire et ses facultés d’exécution. Le but est d’augmenter ainsi progressivement sa capacité de travail. Le chef de clinique écrit dans ce sens au médecin-conseil de la caisse-maladie, qui en accepte le remboursement.
Trois mois plus tard pourtant, le traitement de M. D. doit être interrompu: revenue sur sa décision initiale, la caisse-maladie refuse de rembourser les séances. «La caisse alléguait le fait que la neuropsychologie ne figure pas dans le Tarmed. Mais c’est justement pour ça que le médecin en avait fait la demande expresse à la caisse-maladie!», explique Julie Leros, la neuropsychologue qui a accompagné M. D.
Alors qu’il vient de perdre son emploi, M. D. doit donc renoncer aux séances de neuropsychologie. Aujourd’hui, il n’a pas retrouvé de travail et bénéficie d’une rente partielle de l’assurance-invalidité.
Le cas de M. D. est loin d’être particulier. Parce que l’assurance-maladie de base ne reconnaît pas les neuropsychologues en tant que prestataires de soins à rembourser, on voit une profession partiellement menacée et des patients privés d’un important suivi. Avec d’autres mesures thérapeutiques telles que la logopédie ou l’ergothérapie – qui sont remboursées par l’assurance de base –, la neuropsychologie est en effet un maillon essentiel dans la réhabilitation des patients atteints de lésions cérébrales.
Les médecins prescrivent en général la neuropsychologie pour diagnostiquer et évaluer des troubles qui ne peuvent pas être autrement détectés, ou encore pour suivre les patients et leurs familles sur le chemin de la réadaptation. «C’est souvent seulement de retour à la maison qu’on se rend compte que la personne dysfonctionne au quotidien», explique Julie Leros. «Le patient doit pouvoir alors mettre un nom sur les problèmes, sans quoi il a l’impression de devenir fou. Le neuropsychologue va l’aider ensuite à entraîner les facultés cognitives lésées; il lui proposera des stratégies pour compenser les troubles et des conseils pour réaménager son quotidien. Enfin, son rôle auprès de l’entourage permet souvent d’éviter un placement en institution et des réactions dépressives.»
Si les lésions cérébrales de M. D. avaient été causées par un accident, l’accès à la neuropsychologie n’aurait posé aucun problème, pas plus que le nombre de séances qui n’est pas limité dans le régime de l’assurance-accident (LAA).
D’où vient cette différence de traitement entre patients cérébro-lésés par accident et par maladie? Juriste spécialisée dans les assurances sociales, Béatrice Despland rappelle tout ce qui sépare, d’un point de vue historique et pour ainsi dire philosophique, l’assurance-maladie de l’assurance-accident: «La LAA couvre obligatoirement les travailleurs salariés. Tout ce qui peut renforcer la médecine classique et contribuer à remettre la personne au travail sera dès lors couvert par cette assurance.» A contrario, l’assurance-maladie concerne l’ensemble de la population, de la naissance à la mort. Elle est donc «plus cadrée» en raison des coûts impliqués. A ce titre, elle est doublement restrictive: non seulement elle limite les types de prestations remboursées, mais aussi les professions qui sont habilitées à pratiquer à sa charge.
L’Association suisse des neuropsychologues (ASNP) se bat depuis plus de dix ans pour que la neuropsychologie soit reconnue par l’assurance-maladie obligatoire. Récemment, cette lutte a pris une nouvelle tournure avec le dépôt, en septembre dernier, d’une motion par le conseiller national PDC Jacques Neirynck. L’enjeu de cette motion: obtenir la prise en charge du diagnostic neuropsychologique en ambulatoire à hauteur de quatorze heures, soit l’équivalent d’un «bilan approfondi», selon l’expression de Radek Ptak, neuropsychologue, responsable d’équipe à l’hôpital de Beau-Séjour, à Genève, et membre de l’ASNP. Le diagnostic neuropsychologique, explique-t-il, a en effet été reconnu comme conforme aux exigences d’efficacité et de rentabilité de la Loi sur l’assurance-maladie (LAMal).
En novembre dernier, le Conseil fédéral refusait cette motion, arguant notamment du fait qu’il fallait attendre l’adoption de la nouvelle Loi sur les professions en psychologie. «Mais cette loi n’a rien à voir avec la question du remboursement des prestations», selon Radek Ptak. Qui voit plutôt dans le blocage actuel «une question politique de limitation des coûts» de la santé.
L’ASNP peut se targuer d’avoir obtenu au fil des ans des soutiens de taille, parmi lesquels la Fédération suisse des médecins (FMH), l’organisation des hôpitaux H+ et même la faîtière des caisses-maladie, Santésuisse. Il faut désormais espérer que les parlementaires fédéraux pèseront favorablement dans ce débat. Jacques Neirynck a en effet décidé de maintenir sa motion, qui devra donc être discutée au Conseil national. I
* Responsable des relations publiques pour la Romandie de FRAGILE Suisse, une association engagée en faveur des victimes d’une lésion cérébrale et de leurs proches.
* Cet article est paru dans le Journal de FRAGILE Suisse, mars 2010.