POUR UN SERVICE MILITAIRE MILITANT
«Il faut durcir les conditions d’accès au service civil…» Les récents propos d’André Blattman, chef de l’armée suisse, démontrent que le combat pour mettre sur pied en Suisse un service civil et militaire en phase avec les évolutions de la société n’est de loin pas gagné, et ce malgré l’entrée en vigueur en avril 2009 de la preuve par l’acte comme critère d’admission au service civil. Pour rappel, la preuve par l’acte induit que les jeunes hommes, en acceptant de s’engager dans un service civil plus long que le service militaire (30% de jours de service en plus), démontrent ainsi l’existence d’un conflit de conscience à l’heure de s’engager dans l’institution militaire. Face à ces changements encourageants, une prise de position comme celle d’André Blattman apparente le débat sur la sécurité et sur l’organisation de notre armée à une lutte entre opinions éclairées et postures obscurantistes…
Face aux ombres de l’aura mythique qui entoure notre armée et à celles du conservatisme déplorable qui touche la «sécurité nationale», il existe néanmoins des propositions qui s’inspirent d’une lumière progressiste et sont en phase avec les évolutions de notre temps. J’ai eu l’occasion de le démontrer lors d’une récente initiative parlementaire qui demandait une révision du principe de l’obligation de servir (que ce soit au sein de l’armée ou du service civil) et cherchait à dépasser le cadre légal actuel qui, en n’obligeant que les seuls hommes à s’engager, constitue une discrimination institutionnalisée envers les femmes. Cette remise en question de l’obligation de servir telle qu’elle existe aujourd’hui impliquait en théorie deux pistes de réflexions différentes: l’extension de l’obligation de servir aux femmes ou sa suspension pour les hommes. Le premier cas représentant des coûts prohibitifs et étant totalement disproportionnée au regard des besoins et tâches de notre armée – qui est déjà surdimensionnée à cet égard! – ne restait que la deuxième solution pour concilier les besoins de sécurité de notre pays et l’égalité entre hommes et femmes: mettre sur pied un service civil ou militaire volontaire, ouvert aux citoyennes et citoyens qui désirent s’engager par ce biais. La taille des effectifs et les dépenses de l’armée seraient ainsi enfin ajustées aux tâches toujours plus spécialisées qui lui incombent, tout en s’assurant ainsi de la motivation et de la bonne formation des personnes qui s’engagent dans les institutions civiles et militaires.
Bien qu’elle représente un compromis entre les postures conservatrice et abolitionniste, cette proposition s’est heurtée au statu quo qui domine dans les questions de défense nationale, où, malgré les dysfonctionnements répétés de l’armée suisse, les propositions innovantes continuent de provoquer des réactions émotionnelles basées sur la nostalgie du «bon vieux temps»… Si les déclarations d’André Blattman en sont un exemple flagrant, le fait que mon initiative parlementaire ait été repoussée montre bien que cette attitude conservatrice n’est pas l’apanage des seuls militaires. Plus récemment, le Conseil fédéral s’est également fendu d’une prise de position révélatrice de cette situation.
Interpellé par une motion de Francine John-Calame sur l’absence de possibilité pour les femmes de s’engager au sein du service civil et en faveur de la paix – ce qui contrevient à la résolution 1325 du Conseil de sécurité de l’ONU qui appelle à une participation égalitaire des femmes dans ce domaine –, le Conseil fédéral n’a pas fait preuve d’un esprit plus éclairé que le chef de notre armée. Il a tout d’abord botté en touche en renvoyant les femmes désireuses de s’engager pour la promotion ou le maintien de la paix auprès des communes ou des cantons: les femmes n’auraient ainsi qu’à se débrouiller d’elles-mêmes pour s’engager pacifiquement pour leur pays, puisqu’elles n’ont pas accès aux institutions qui sont ouvertes aux hommes. En outre, la réponse du Conseil fédéral a démontré clairement que l’armée et le service civil ne sont toujours pas considérés sur un pied d’égalité, puisque les organismes en charge de la sécurité «brute» – c’est-à-dire la sécurité dans son sens traditionnel et purement militaire – bénéficient d’un statut privilégié par rapport aux institutions qui promeuvent une idée plus large et «positive» de la sécurité – en d’autres termes, une vision qui mette l’accent sur la paix et qui est justement défendue par de nombreux engagements au sein du service civil.
Or, ce «tout-à-l’armée et au militaire» qui domine dans le débat sur la sécurité de la Suisse et qui apparaît dans les propos d’André Blattman ou du Conseil fédéral constitue une position intenable, car anachronique. En effet, de nombreux spécialistes ont démontré l’existence d’un nouveau contexte sécuritaire qui demande un engagement pour la paix et la sécurité de plus en plus varié, et dans lequel la société civile a un rôle prépondérant à jouer. Société civile dont les relais les plus efficaces – notamment les ONG ou les associations d’entraide – forment justement certains des principaux bénéficiaires de l’apport de civilistes. La Suisse peut-elle encore longtemps ignorer cette réalité? De plus, les femmes ne font-elles donc pas partie de cette société civile dont la voix importe de plus en plus dans la promotion de la paix et, partant, dans le maintien de la sécurité?
Tout comme les femmes doivent avoir accès à des institutions civiles ou militaires qui leur permettent de s’engager volontairement pour la paix et la sécurité, le service civil doit être considéré sur un pied d’égalité avec l’armée. Au lieu de rester dans l’obscurité d’un atavisme malsain et de fermer les yeux aux évolutions sociales en cours, il faut accorder au service civil un statut de véritable alternative à l’armée, ouverte sur une base volontaire à tous et à toutes. Les ténèbres entretenues par les propos rétrogrades du chef de notre armée doivent enfin laisser place à la lumière de propositions qui mettent fin à la discrimination des femmes et qui contribuent à la sécurité de la Suisse et au développement de ses activités dans le domaine de la promotion de la paix. I
* Conseillère nationale socialiste genevoise, coprésidente des Femmes socialistes suisses.