Contrechamp

SOCIAL-DÉMOCRATIE, QUEL RÔLE POUR LE XXIe SIÈCLE?

ANALYSE – En perte de vitesse en Europe, l’approche social-démocrate est à même de répondre aux enjeux de société actuels, selon le socialiste René Longet. Notamment via l’ancrage de la composante écologique dans le principe d’une économie sociale de marché.

Dans toute l’Europe, la social-démocratie se heurte à des difficultés, alors que les réponses social-démocrates à la crise sont plus actuelles que jamais. Accepter de voir croître les inégalités, rester passif devant les bulles spéculatives qui éclaboussent toute l’économie productive ne peut être un choix responsable. Mais la rencontre entre la demande sociale et l’offre politique social-démocrate est à la peine. Souvent, les socialistes apparaissent chargés d’une lourde histoire.
Des deux cents ans de socialisme, que dire aujourd’hui? Entre rhétorique révolutionnaire dont la principale fonction est de servir d’aiguillon, mais qui peut aussi être un repoussoir, et réformisme en mal de mobiliser et de séduire, car souvent englué dans les réalités qu’il devait changer, quelle est la voie pour le socialisme au XXIe siècle?

Historiquement, le socialisme est né de la révolution industrielle, en tant que cri du coeur devant les conditions de travail inhumaines qui avaient alors cours. Face à ce bouleversement, ce déracinement, ces destinées hachées menu, mais aussi cet immense espoir d’un jour meilleur, le socialisme est d’abord exigence d’humanisme au sens premier, affirmation de la dignité et de l’égalité en droits de tous les humains.

En cela fils des Lumières et du libéralisme dans ce qu’il a de meilleur, mais les prolongeant et les dépassant, il en sauve en quelque sorte les principes jetés en pâture au monde de l’argent. La révolution industrielle illustre le meilleur et le pire d’un système qui ne peut pas être le dernier mot de l’humanité; «enrichissez-vous» ne saurait résumer la destinée humaine.

Le marxisme coula dans du bronze, à l’aune du scientisme du XIXe siècle, des lois censées expliquer pour l’essentiel les malheurs du monde, et ses applications au fil du XXe siècle montrèrent comment les meilleures fins peuvent être anéanties par les pires moyens. En effet, justifier la dictature du prolétariat, catégorie sociale définie par des règles abstraites, et la résumer dans les pleins pouvoirs donnés aux organes dirigeants d’un parti unique censé le représenter, n’est-ce pas un peu comme la promesse tant dénoncée du salut en un temps futur, récompense de la vallée de larmes subie ici-bas? Les lendemains qui chantent sont, par définition, toujours reportés à demain…

Rapidement, de fortes tendances du socialisme historique ne purent se reconnaître dans ces réalités, soit, minoritaires, qu’elles trouvèrent la révolution trahie, depuis le début (les anarchistes) ou peu à peu (les trotskistes); soit, majoritaires, qu’elles n’y aient jamais cru. Les social-démocrates n’ont pas de peine à récuser cette partie de l’histoire du socialisme qui n’a jamais été la leur; au contraire, ils ont été les premières victimes de l’affrontement des totalitarismes, antithèses de tout humanisme.

Quand on observe nos sociétés, on voit clairement que de ce qui avait été dit et élaboré au moment du déploiement de la révolution industrielle demeure valable de nos jours:
– Une société laissée aux seuls mécanismes financiers fait fausse route;

– Les personnes ne sont pas que des individus aux trajectoires aussi disparates qu’incohérentes, mais s’inscrivent dans une société, dépendent les unes des autres;

– Le résultat de l’affrontement des intérêts individuels ne forme pas un projet collectif (mythe de la «main invisible»).
Le mot «socialiste» renvoie à des termes comme «social», «solidaire», «société», à des notions de projet collectif, de bien commun, de défense du faible par rapport au fort. Le concept de démocratie est intrinsèquement impliqué dans ces définitions, et les valeurs portées par la social-démocratie sont:
– Egalité de chances et de droits, lien entre liberté et responsabilité;

– Participation à la prise de décision sur les enjeux collectifs;

– Possibilité pour chacun de s’engager, et souhait qu’il le fasse;

– Une économie et une technologie au service des humains d’ici et d’ailleurs, du Nord comme du Sud, d’aujourd’hui et de demain, respectant les capacités de charge de la nature;

– Une ambition éthique.
Déclinées en termes de droits et de devoirs, ces valeurs se retrouvent dans les diverses déclarations des Droits humains, depuis celle des révolutions françaises et américaines jusqu’aux définitions plus complètes des Droits économiques et sociaux.

Pour pouvoir réaliser ces valeurs, la société doit pouvoir agir sur elle-même. L’Etat – bien entendu de droit et démocratique – est l’outil-clé de la capacité d’une société à développer une dynamique de projet, à mobiliser ses forces. Loin d’être démodé, il se révèle indispensable, et le mouvement de dérégulation a surtout abouti à un vaste sentiment d’impuissance, de dépossession, d’abandon. Avec la mondialisation, les garde-fous que l’Etat a pour mission d’incarner doivent être réinventés à la bonne échelle.

Certains, dans l’histoire, ont pensé qu’une économie administrée en fonction de besoins définis par des organes de la collectivité (modèle décentralisé ou centralisé, selon les cas) pourrait éviter les distorsions issues d’une économie de marché laissée à elle-même.

Face aux visions libérales ou étatistes, la social-démocratie reconnaît l’existence de l’économie de marché, mais exige qu’on lui pose un cadre clair. Le «laisser-faire, laisser-aller» n’est pas acceptable.

Un des points les plus discutables est de négliger les besoins non solvables. La faim existe ainsi à côté de l’abondance… C’est l’indignation de base du socialisme.

D’ailleurs pragmatiquement, certaines formes de régulation sont reconnues de tous, comme conditions du commerce: monnaie, poids et mesures, lutte contre la tromperie. Mais l’intervention étatique ne saurait se limiter à cet aspect premier.

Par essence, la nature des luttes sociales est de faire reconnaître, à côté du capital (et pour certains, à sa place), le travail comme facteur économique. A coups de grèves, de pétitions, d’affrontements, ont été peu à peu affirmés les droits des travailleurs, la liberté de se syndiquer, le droit à un contrat de travail, un horaire et un salaire décents…

Mais la reconnaissance du travail, c’est aussi tout l’édifice des assurances sociales, la lutte pour l’emploi, la promotion sociale, la primauté du mérite sur l’acquis. Ce combat n’est jamais gagné, et la tâche des social-démocrates demeure d’être le rempart du travail face au capital, de rappeler que si individuellement les travailleurs sont démunis face au capital, ce dernier est en réalité le produit du travail.

Au fil du XXe siècle, la question sociale a reçu de nouvelles dimensions, et est, devant la prise de conscience du fait colonial, devenue géographique. La notion de Tiers Monde s’est peu à peu imposée. L’internationalisme traditionnel du socialisme lui a facilité cet élargissement de perspective, cette globalisation avant la lettre, mais entre travailleurs des arbitrages délicats s’imposent.

La notion de commerce équitable reprend aujourd’hui cette exigence de justice élémentaire. L’analyse du Nord comme société de consommation avec une minorité en voie de paupérisation et du Sud comme société émergente avec une minorité en voie d’enrichissement retransforme la dialectique géographique en dialectique sociale mondiale: il y a le Sud du Nord et le Nord du Sud…

Puis, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, est arrivé le défi de l’écologie. Ultimes limites, celles de la capacité de charge1 et de la capacité de la nature à produire des ressources, sans lesquelles toute activité humaine s’arrête. Eblouis par les illusions du XIXe siècle visant à dépasser le capitalisme dans l’exploitation des «forces productives», une partie des socialistes ne se posèrent pas de questions sur la nature de la production, applaudissant à la substitution du capitalisme de la pénurie du XIXe siècle par celui de la consommation de masse du XXe siècle.

Des penseurs comme Simone Weil, Emmanuel Mounier, Jacques Ellull, Ivan Illich, Denis de Rougemont, André Gorz, des Edgar Morin ou des Michel Serres ont réaffirmé l’exigence pour l’humanité de faire coïncider moyens et besoins, de réaffirmer l’égalité de principe de chaque humain, l’égalité d’accès aux ressources de la Terre et le droit à une vie de qualité, l’aspiration à un cadre social cohérent. Ce qui passe par un autre rapport à la Terre et à ses ressources. Et l’affirmation du droit au développement conduit à une redéfinition de celui-ci.

Il y a en fait deux «preuves» du lien entre la crise écologique et approche social-démocrate. Au niveau des causes, d’abord. La crise écologique met directement le doigt sur la nécessité d’une régulation, car la nature, pas plus que les pauvres de la Terre, ne se manifeste sur le marché. Attendre qu’elle le fasse, c’est subir des raréfactions brusques de production de ressources ou des pollutions de grande ampleur. Au niveau des effets, les plus pauvres sont les premiers frappés; la question sociale et la question écologique ont bel et bien partie liée.

Soulignons que les atteintes à la nature ne sont pas le fruit d’une nécessité, mais d’inadéquations: produits inutiles, non durables, non réparables, dépensant bien plus d’énergie et de matériaux que nécessaire, polluant plus que de raison, etc. En ce sens on peut dire que les socialistes sont par nature écologistes, s’ils sont vraiment socialistes.

La fuite en avant, à travers bulles spéculatives, stress au quotidien et course à l’accumulation matérielle, inégalités croissantes et absence de sens, est de moins en moins bien vécue. Réconcilier moyens et besoins, et d’abord ceux des plus démunis, doit être la réponse. I

* Président du Parti socialiste Genevois, maire de la Ville d’Onex.

1 Nombre de personnes que la terre peut faire vivre de façon durable, soit à niveau de vie constant, sans détruire la base de ressources naturelles (ndlr).

Opinions Contrechamp René Longet

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