«NI UN TÊTARD NI UN BÉBÉ»
Jackie Leach Scully, bioéthicienne, travaille actuellement à Newcastle. Elle a analysé les processus de décision liés au don d’embryons dans le cadre d’un projet soutenu par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS). Pour ce travail, Jackie Leach Scully a rencontré, avec Rouven Porz et Christoph Rehmann-Sutter de l’Unité d’éthique des biosciences de l’Université de Bâle, des médecins spécialistes de la procréation assistée, des experts de l’administration et des personnes concernées. Entretien.
Vous avez interviewé des couples qui ont recouru à la procréation médicalement assistée pour avoir un enfant et ont ensuite dû décider si les embryons surnuméraires devaient être éliminés ou remis à la recherche sur les cellules souches. N’était-ce pas trop leur demander?
Jackie Leach Scully: Si. Cette décision n’est en effet facile pour personne. Après avoir effectué à deux un parcours long et difficile, du désir commun d’enfant à la décision de procéder à une fécondation in vitro, en passant par les examens médicaux, les couples découvrent tout à coup, et souvent c’est une immense surprise, qu’ils ne sont pas du même avis. Pour certains d’entre eux, la question du don d’embryons a déclenché des discussions si violentes qu’un divorce a été envisagé.
Que représentent les embryons pour ces couples?
La valeur qu’ils attribuent aux embryons évolue beaucoup au cours du processus qui va de la fécondation in vitro de l’ovule à la confirmation de la grossesse, en passant par la congélation des ovules fécondés et le transfert des embryons dans l’utérus. Souvent, au début, les parents ne considèrent pas les embryons comme des personnes. Ils les appellent «têtards» ou, une fois congelés, «petits eskimos». Ce n’est qu’au moment où les embryons implantés commencent à grandir dans l’utérus qu’ils les perçoivent comme leurs propres enfants.
Alors que les couples portent un jugement étonnamment différencié, la base morale et philosophique sur laquelle s’appuie la législation est plutôt simpliste. Aux yeux de la loi, tous les embryons doivent bénéficier de la même protection. Ils ont tous le même statut éthique.
Est-ce différent pour les parents? Font-ils la différence entre les embryons transférés dans l’utérus et les surnuméraires?
Oui, le point de vue psychologique est différent du point de vue philosophique. Quand sur quatre embryons identiquement développés, deux sont implantés dans l’utérus et les deux autres congelés, les parents considèrent les embryons qui ont été transférés dans le ventre comme leurs «jumeaux», alors que les deux autres sont leurs «nounours polaires», c’est-à-dire des êtres minuscules, adorables, mais pas humains, ce ne sont pas leurs enfants. Les gens ont conscience du fait que ce n’est pas logique, mais c’est ainsi qu’ils sentent les choses.
La législation devrait-elle tenir compte de ce genre de sentiment?
En ignorant cette diversité de perceptions, le législateur se facilite la tâche. Il devrait admettre que le statut moral des embryons dépend de l’importance que leur accordent les personnes directement concernées. Cela ne signifie pas, évidemment, qu’il faille moins protéger les embryons. Néanmoins, une question se pose: celle de savoir si la loi ne simplifie pas à l’excès et ignore de ce fait les priorités des couples donneurs. En exprimant une cohérence artificielle qui n’existe qu’en théorie et pas dans la pratique, elle n’aide personne.
Que se passe-t-il dans la tête des parents lorsqu’un embryon devient leur enfant?
Les gens se protègent des déceptions tant qu’ils ne savent pas si la fécondation artificielle fonctionne. Ils parlent alors de «têtards» ou utilisent des termes spécialisés. C’est d’ailleurs surprenant de voir à quel point les couples s’approprient facilement le jargon médical, sans se sentir mis à l’écart par cette terminologie. Une fois la grossesse confirmée, en revanche, le mur de protection psychologique tombe, les couples parlent de bébés et donnent des prénoms à leurs futurs enfants.
Que deviennent les embryons surnuméraires?
Cela fait trente ans seulement que notre société est confrontée aux embryons, depuis que la procréation médicalement assistée existe. Pour l’élimination des embryons, nous n’avons pas de rituels sur lesquels les couples pourraient s’appuyer. Ils doivent donc inventer quelque chose.
Pour le couple, l’embryon n’est pas encore un enfant. Il n’a pas de nom et personne ne l’enterre. Les couples se sentent toutefois liés à lui et n’entendent pas simplement le jeter. Une personne est ainsi partie en montagne avec ses enfants, a vidé l’éprouvette au-dessus d’un précipice et a dit au revoir de la main à l’embryon.
Avez-vous constaté des différences éthiques entre femmes et hommes?
Non, nous n’avons pas constaté de différence significative entre les sexes en ce qui concerne la décision de faire don des embryons à la recherche sur les cellules souches.
Quels motifs y a-t-il derrière un don d’embryons?
Les gens qui décident de faire un don d’embryons veulent soutenir la recherche, en signe de reconnaissance pour leur avoir permis d’avoir des enfants. Mais c’est là que surgit un problème éthique: les parents souhaitent que leur don contribue à des progrès dans le domaine de la procréation médicalement assistée. Or ce n’est pas de cela dont il s’agit dans la recherche sur les cellules souches. Celle-ci cherche par exemple à cultiver de nouveaux organes ou à soigner le diabète.
Les médecins informent correctement les couples. En dépit du caractère public du débat sur les cellules souches, ces derniers sont cependant souvent incapables d’imaginer qu’un secteur de la recherche autre que celui de la médecine reproductive puisse s’intéresser aux embryons. A l’évidence, il faut faire davantage pour accompagner les couples dans leur processus de décision.
Pourquoi un couple décide-t-il de ne pas faire de don d’embryons?
Certains couples nourrissent une attitude sceptique envers la recherche et redoutent de voir l’embryon dont ils font don servir des intérêts commerciaux privés. Même s’ils ne perçoivent pas les embryons comme leurs enfants, ils s’en sentent responsables. Ils craignent que les scientifiques, auxquels ils confieraient la responsabilité des embryons en cas de don, ne leur témoignent pas suffisamment de respect et d’amour.
D’où vient la méfiance à l’égard de la médecine reproductive?
Personne n’exprime de critique directe à l’égard du traitement, y compris les couples auxquels la fécondation artificielle ne permet pas d’avoir un enfant. Mais certains couples vivent difficilement le fait que le contrôle leur échappe au fil du processus. Ils ont l’impression d’être à bord d’un train que l’on ne peut plus arrêter. L’environnement médical est en effet organisé de telle sorte que l’on ne demande pas aux couples s’ils souhaitent s’arrêter après trois échecs, mais ce qu’ils aimeraient encore tenter.
Pourquoi de nombreuses personnes cachent-elles le fait qu’elles ont eu recours à la procréation médicalement assistée? Est-ce un tabou?
En Suisse, beaucoup de gens ont effectivement peur d’en parler. Or pour certains couples, c’est difficile, car ils aimeraient pouvoir en discuter avec d’autres. Lorsque j’ai déménagé à Newcastle, j’ai constaté un énorme contraste. En Grande-Bretagne, il existe une sorte de culture de l’aveu: les gens ne sont pas plus ouverts, mais les frontières entre le privé et le public sont différentes. Là-bas, ce sujet est publiquement débattu et les parents racontent à la télévision comment ils ont vécu leur fécondation artificielle. I
*Article paru dans Horizons n° 82 de septembre 2009, magazine du Fonds national suisse de la recherche scientifique (trimestriel).