L’HOMOSEXUALITÉ À L’ÉTUDE
Le 29 mars, les Zurichois élisaient à la tête de leur ville Corine Mauch, une politicienne qui n’a jamais caché son homosexualité. Hasard du calendrier, quelques semaines plus tard, l’Europride s’installait pour un mois – du 2 mai au 7 juin – dans la métropole alémanique.
Ces deux événements posent, chacun à leur manière, la question de l’acceptation de l’homosexualité en Suisse. A l’Université de Lausanne (UNIL), depuis peu, les réflexions sur le sujet fleurissent. Trois doctorants terminent une thèse sur un pan de l’histoire helvétique des gays et lesbiennes. Une quatrième doctorante rédige de son côté un travail sur l’image du lesbianisme en littérature, en intégrant une auteure helvétique à son corpus de texte. Ces recherches, réparties entre les Facultés de sciences sociales, de sciences politiques et de lettres, sont encore rares en Suisse.
Thierry Delessert, doctorant et assistant à l’Institut d’histoire économique et sociale, a consacré sa thèse à l’homosexualité masculine pendant la Deuxième Guerre mondiale. Son travail décortique les dossiers de justice militaire impliquant des accusations d’actes homosexuels. Le chercheur retrace le parcours judiciaire de 118 soldats suisses, condamnés entre 1939 et 1945. Les peines allaient d’un mois à une année de prison. Les inculpés perdaient souvent leur emploi et parfois leur logement suite à l’enquête policière qui rendait publique leur homosexualité. Une forme de «punition sociale», selon Thierry Delessert, qui venait s’ajouter aux frais d’expertise psychiatrique, également à leur charge.
Ces condamnations avaient pour origine le Code pénal militaire suisse, qui considérait l’homosexualité comme un crime. Cette législation, en vigueur pendant la guerre, s’opposait en réalité au Code civil, qui, lui, avait dépénalisé l’homosexualité entre adultes consentants dans la sphère privée en 1942. Un pas qualifié de «révolutionnaire» par le doctorant: «Avec le code de 1942, l’homosexualité passe des concepts de vice et de tare à celui d’anormalité sexuelle, ce qui relève plus des domaines psychiatrique et juridique que d’un argumentaire naturaliste. A la même époque, l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste ne raisonnaient pas ainsi…»
Thierry Delessert fait remarquer un étonnant clivage entre Romands et Alémaniques: en raison des nombreux contacts intellectuels entre Berlin, Vienne et Zurich, la Suisse allemande était beaucoup plus tolérante envers l’homosexualité entre 1939 et 1945 que les cantons romands: «Les courants progressistes venaient tous d’Allemagne et d’Autriche, explique Thierry Delessert. Ils étaient issus de l’anthropologie criminelle, l’ancêtre de la psychiatrie légale, un secteur à la pointe dans ces pays-là.» Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les archives montrent que cette tolérance s’est même maintenue outre-Sarine, en dépit de l’arrivée au pouvoir du nazisme en Allemagne.
Michael Voegtli travaille pour sa part sur une période plus récente de l’histoire. Rattaché à l’Institut d’études politiques et internationales, le doctorant retrace l’histoire de l’engagement militant homosexuel suisse dans la lutte contre le sida. Partant des premiers cas, déclarés en Suisse en 1982, Michael Voegtli montre que les associations homosexuelles suisses se sont immédiatement emparées du travail de prévention au sein de la communauté gay. «La maladie ne semblait toucher au départ que les homosexuels masculins, explique le chercheur. La presse parlait de «cancer gay» ou de «peste gay». Les associations ont donc cherché très vite à connaître son mode de transmission.»
En 1985, est créée l’Association des fondateurs de l’aide suisse contre le sida. Elle rassemblait 14 associations homosexuelles. Les défis à relever étaient de taille: «Il était difficile de promouvoir le préservatif, qui n’était ni érotisé, ni valorisé dans la scène homosexuelle», note le doctorant. Les associations suisses trouvent pourtant une parade en créant une marque de préservatifs distribuée dans le milieu. En parallèle, ils mettent en avant d’autres règles de «safer sex», pour limiter les contaminations.
Le canton de Vaud fait figure d’exception. Dès 1985, c’est le centre Point fixe, lié au Centre social protestant, qui s’empare de la lutte contre le sida, et non une association gay, comme dans la majorité des autres cantons. Ses membres s’occupaient à la base des travailleuses du sexe. La question du sida et de l’homosexualité s’y est greffée petit à petit. Autre particularité vaudoise, la création de Sid’action, une association fondée en 1990 par Elham, une étudiante de l’UNIL séropositive. Son but sera d’accompagner les séropositifs et malades du sida.
Abandonnée au départ aux associations homosexuelles, la lutte contre le sida va progressivement s’étendre à la population hétérosexuelle. Michael Voegtli distingue un tournant dans ce processus: l’introduction en Suisse dès 1985 du test de dépistage «Elisa». Ce dernier montrera que la maladie touche l’ensemble de la population, et non uniquement les homosexuels masculins. «A la suite de cette découverte, la lutte contre le sida se professionnalise dès 1990, explique le chercheur. Beaucoup de femmes hétérosexuelles issues des domaines social et médical s’engagent dans la lutte. Les hommes hétérosexuels les suivent dès les années 1990.» Double conséquence : d’un côté, la lutte contre le sida n’est plus uniquement soutenue par des associations homosexuelles et de l’autre, le virus est moins associé à l’homosexualité.
En Suisse, comme ailleurs, le sida a stigmatisé la sexualité des gays. Ces dernières années, la sexualité des lesbiennes n’a pas pour autant échappé à certaines discriminations. C’est l’un des constats que souligne Céline Perrin, doctorante à l’Institut de recherche en études genre de l’UNIL. La chercheuse enquête sur l’état de l’homophobie en Suisse romande. Elle distingue notamment les actes de lesbophobie de ceux de gayophobie: «Les hommes sont attaqués sur leur non-conformité aux normes masculines. On reprochera par contre moins à une lesbienne ‘garçon manqué’ de ne pas correspondre aux normes féminines.» Pour la doctorante, cette différence prouve que l’homophobie est liée au sexisme: «Les ‘garçons manqués’ correspondent à quelque chose de valorisé, soit une attitude virile et masculine. Au contraire d’un homme qui bascule du côté féminin.»
Les lesbiennes interviewées par la chercheuse se plaignent moins d’actes homophobes que les gays. La lesbophobie est-elle moins forte que son pendant gay? «Non, rétorque Céline Perrin, les lesbiennes ne sont pas moins discriminées que les gays. L’érotisation de leur sexualité, par exemple, est aussi une marque d’homophobie. C’est un acte sexiste qui nie l’autonomie d’une relation entre deux femmes, les hommes se réappropriant leur sexualité.»
Les travaux des chercheurs de l’UNIL font figure d’exception dans un paysage académique suisse comptant encore peu de thèses sur l’homosexualité. Les doctorants de l’UNIL, engagés, et souvent militants, ont ainsi tous souligné l’immensité de leur tâche mais aussi, la solitude que leur impose leur démarche. Les universités helvétiques seront-elles un jour prêtes à sortir du placard? I
* Paru dans Uniscope n° 544, mensuel de l’Université de Lausanne, mai-juin 2009.
* Paru dans Uniscope n° 544, mensuel de l’Université de Lausanne, mai-juin 2009.