DE FOI À FOI
Suite à l’audience privée et inédite que m’a accordée le Pape après son discours choquant de Ratisbonne, suivi par l’appel sans précédent de 138 intellectuels et théologiens musulmans, aujourd’hui 255, inspiré d’un verset coranique, «Venez à une Parole commune», notre rencontre historique entre vingt-quatre savants musulmans et vingt-quatre savants catholiques, s’est déroulée au Vatican du 4 au 6 novembre 2008 dans une atmosphère franche, marquée par le respect réciproque. La délégation conjointe fut reçue par le pape qui encouragea le dialogue et la bonne entente entre nos religions et nos communautés. Une page est tournée. Et contrairement aux préjugés de certains, nous avons pu discuter de questions de théologie. Des divergences existent évidemment entre nos approches.
Sur le plan de la doctrine, musulmans nous revendiquons le statut, que nous appliquons aux autres communautés monothéistes, de «Gens du Livre». Vocable qui étrangement ne semble pas convenir à nos interlocuteurs. La révélation et le strict monothéisme sont notre horizon. Le Coran est pour nous la Parole directe de Dieu «descendue» sur le coeur du sceau des Prophètes. Livre sacré et ouvert; qui nous demande de faire évoluer l’interprétation. Ce que le Pape et certains de ses conseillers ne semblent toujours pas bien comprendre. Une certaine méconnaissance de l’islam et des vieux préjugés étaient perceptibles. Pourtant nul ne peut confisquer le «logos». Le débat, la confrontation de foi à foi, ont permis de présenter les fondements religieux de chacun et de faire avancer l’interconnaissance au sujet de l’Amour de Dieu et du prochain. La Miséricorde est centrale pour les musulmans, tout comme l’Amour pour les chrétiens, et ces deux piliers ou commandements sont aussi des valeurs de chacune des religions. Ce qui compte réside dans le fait que nous croyons en un Seul Dieu, même si nous en avons une compréhension différente. Nous sommes deux rameaux abrahamiques proches, avec deux histoires différentes. Nous avons mis l’accent, en tant que musulmans, sur l’idée que la liberté responsable est le fondement de l’existence. De plus, nous avons expliqué que l’Islam, religion et monde, ne confond pas les dimensions essentielles de la vie, le temporel et le spirituel, il les lie en termes de cohérence. Un communiqué final en 15 points rappelle les principes théologiques des deux religions et l’attachement des croyants à respecter les principes du droit à la différence, de la liberté et de la justice. Les musulmans n’eurent aucune difficulté à affirmer ces principes qui sont coraniques et prophétiques.
Sur le plan du diagnostic, nos amis chrétiens ont voulu mettre en avant les discriminations que subissent leurs coreligionnaires dans certaines régions du monde musulman, comme en Irak. Tout en considérant ces situations comme absolument injustifiables, la délégation musulmane a insisté sur le fait qu’il fallait en rechercher les causes politiques, comme l’occupation brutale par des forces étrangères qui prétendent agir au nom du christianisme. De plus, les discriminations que subissent les musulmans et l’islamophobie dans le monde occidental ont pris des proportions préoccupantes, souvent comme prolongement de l’antisémitisme. L’islamophobie est à nos yeux de musulmans une diversion, le mal de notre temps depuis la fin de la guerre froide et après le 11 septembre. Le monde musulman subit la politique du «deux poids et deux mesures». En réaction, des attitudes irrationnelles d’inauthentiques croyants portent aussi préjudice à l’image des musulmans. L’injustice est la première cause des problèmes de notre époque. Le christianisme, l’islam et toute l’humanité sont confrontés aux défis des dérives du monde moderne marchand et arrogant, qui opprime, déshumanise, pousse au désespoir, et suscite l’instrumentalisation de la religion. Aujourd’hui nous avons un destin et une responsabilité commune. Notre histoire commune est marquée par la coexistence, plus que la confrontation violente. Pour êtres crédibles, pratiquer les principes de paix et les faire adopter par les masses, par les jeunes, nous devons être justes et solidaires de manière non sélective, des peuples et groupes qui souffrent de discriminations. Dans ce sens, il y a lieu de contribuer à la connaissance objective de l’autre.
On a convenu que le prosélytisme est inadmissible, même si chacun a le droit de témoigner de sa foi. Le dialogue interreligieux peut contribuer à ramener plus de compréhension et à faire reculer la logique inique du choc des civilisations. Il n’y a pas d’autre alternative pour réapprendre à vivre ensemble entre êtres humains et de surcroît frères abrahamiques. Il a été convenu de rendre permanent ce Forum mondial, qui se réunira tous les deux ans, comme canal de concertation, notamment pour prévenir et régler les crises. Même s’il reste un long chemin à faire, compte tenu des préjugés, des méconnaissances, des risques et de la complexité de la situation, il ne faut pas s’abandonner à la lassitude. Reste aussi à conforter le dialogue à l’intérieur de chacune de nos communautés. L’espoir est permis. I
* Mustapha Chérif est philosophe et islamologue algérien, membre du Forum mondial islamo-catholique.
Paru dans Témoignage Chrétien du 20 novembre, www.temoignagechretien.fr