«DÉPASSER LES FRONTIÈRES». OUI, MAIS DE QUOI?
La direction du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) s’est dotée récemment d’un nouveau logo. Examinons ce qu’il veut signifier et si son prix plutôt élevé (40 000 euros) est justifié.
Notons d’abord que l’ancien logo avait été réalisé par une graphiste indépendante, tandis que celui-ci a été confié à un cabinet qui, d’après son site, se veut: «un cabinet conseil en stratégie de communication et gestion de crise. Tiré de la locution latine qui signifie ‘malheur à celui qui va seul’ notre nom porte notre positionnement: être conseil des dirigeants d’entreprise en toute indépendance et les accompagner en toutes circonstances, du déploiement d’une marque à la défense d’une réputation.» Le membres du CNRS se reconnaîtront-ils dans cet univers?
Par deux fois dans le document de présentation, apparaît ce paragraphe écrit entièrement en gras: «Attention, le nouveau logotype n’utilise plus le développé ‘centre national de la recherche scientifique’ De ce fait, l’explication de l’acronyme ne peut et ne doit plus être associée au logotype d’aucune manière.»
Contrairement à l’ancien logo, celui-ci nie que «CNRS» est un sigle résumant un contenu: c’est un nom de marque sans signification, mais qui a un capital de confiance dont on compte tirer profit. En cas de disparition du CNRS, ce logo occultera qu’il s’agit d’un enjeu «national», qu’il est au «centre» de cet enjeu, qu’il s’occupe de «science» et qu’il le fait dans une perspective de «recherche», c’est-à-dire dans le rappel que toute affirmation, des sciences de la nature aux sciences politiques, peut être remise en cause par une découverte. Cette omission n’est pas une contrainte d’encombrement, puisque figure quand même un texte, «dépasser les frontières».
Oui, mais de quoi? Ici le graphisme contredit ce libellé, qui vient butter contre la triple frontière du «n» qu’il n’ose pas dépasser. Le personnel du CNRS est ainsi invité à en sortir, mais pas par le haut, la seule voie libre étant par le bas. A propos de hauteur, l’estime du cabinet pour le CNRS n’est pas très élevée, puisqu’il justifie ainsi son lettrage: «Le choix des caractères en bas de casse pour l’acronyme CNRS permet de démythifier l’organisme.»
Qui veut tuer la qualité de son service public prétend qu’elle est mythique. Ce n’est plus une contradiction du graphisme ici, c’est une intention délibérée de minimiser l’organisme. C’est particulièrement net lorsqu’il est associé à un logo d’une des universités associées au CNRS.
Venons en à la forme du logo. Le cabinet s’en auto-félicite, ignorant le jugement par les pairs, seul admis par son client: «La forme, très novatrice, évoque la matière mise à disposition des chercheurs par notre planète, son environnement et ses ressources. Une matière malléable et souple, prête à se livrer aux savoirs et expertises de la recherche scientifique comme la motte de terre glaise destinée à être travaillée par les mains habiles du sculpteur.» Pour le cabinet, notre planète n’offre aucune résistance à l’expertise scientifique, laquelle ne présente donc aucune difficulté. Cette malléabilité se transmet au CNRS, qu’on prépare à une déformation extrême dans les mains habiles des faiseurs d’opinion.
La raison de cette forme découle en fait d’un problème graphique de départ que l’ancien logo, contrairement au nouveau, avait su résoudre. Le sigle CNRS a la particularité de n’avoir aucune lettre à hampe montante (bdfhklt) ou descendante (gjpqy) ni lettres accentuées. Avec des caractères typographiques, les points hauts des quatre lettres sont donc alignés, les points bas aussi, d’où une forme générale en rectangle, semblable à mille autres. Pour personnaliser le sigle, une solution évidente est d’abandonner complètement la typographie et de réaliser une calligraphie. C’était le choix de l’ancien logo qui allongeait la jambe droite du N pour créer l’élément rythmique manquant. Refusant de dépasser la frontière séparant la typographie de la calligraphie, le nouveau est obligé de créer une béquille, savoir le texte vertical. Dans les petits corps, il est définitivement transformé en canne blanche d’aveugle, solution boiteuse dont la seule justification plausible est l’évocation de l’acuité visuelle des réformateurs du moment.
Le choix de la calligraphie permettait aussi à l’ancien logo d’innover dans le lettrage, ses nouveaux signes sous-tendant l’idée que le CNRS invente de nouveaux outils conceptuels pour exprimer le monde. Le nouveau logo choisit la neutralité d’une police linéale, archi-connue, enfonçant l’image du CNRS dans le conformisme, contrairement à ce qu’annonçait le texte d’accompagnement.
Dernier atout offert par la calligraphie, l’ancien logo reliait les lettres entre elles, façon de dire que le CNRS est un tout que l’on ne saurait dissocier. Le nouveau s’appuie sur des caractères romains, sans empattements ni ligatures: on peut découper «CNRS» facilement et réutiliser ses composantes ailleurs sans dommage, voilà le message.
Ne soyons pas manichéens, l’ancien logo n’est pas sans défaut. L’usage exclusif du symbole de la flèche, très connoté, peut malheureusement suggérer que la science est strictement une affaire d’hommes. Ce symbole est de plus omniprésent, réfutant l’idée que l’ensemble des savoirs abordés est divers. Enfin la pointe acérée de ces flèches est inutilement agressive, évoquant certains virus. Mais peut-être était-ce prémonitoire des combats que l’organisme aurait à mener aujourd’hui? I
* Docteur en informatique, ancien chargé de cours en typographie numérique à l’Ecole supérieure des arts et industries graphiques – Ecole Estienne, à Paris.
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